Quand on se penche sur la mémoire de la guerre d’Algérie au sein des familles immigrées en France, on se heurte souvent au silence et à un gros point d’interrogation. L’impossibilité de la transmission n’est pas propre à la guerre d’Algérie, elle caractérise toutes les séquences traumatiques de notre histoire récente. L’entretenir et la ranimer s’inscrit dans la lignée du devoir de mémoire institué par la reconnaissance de la Shoah comme crime contre l’humanité visant à exterminer les Juifs d’Europe. Mais ce passé parfois héroïque, souvent tragique, voire honteux, reste pour beaucoup indicible. Dès après-guerre, le récit à l’échelle d’une famille ne se fait tout simplement pas. Comment justifier auprès de la jeune génération que l’on soit en France, alors que tout concourt à glorifier le juste combat pour l’indépendance de l’Algérie, libérée du joug colonial ? Comment se fondre dans la masse et répondre aux injonctions d’intégration si l’on ravive la mémoire familiale complexe de cette guerre ?

La génération des travailleurs immigrés des années fastes de la période des Trente Glorieuses nourrissait le mythe du retour au pays en pleine reconstruction. De fait, les familles déléguaient, par la force des choses, les enjeux d’histoire et de mémoire de la guerre à la très puissante Amicale des Algériens en Europe, qui, jusqu’à la fin des années 1980, encadrait de manière volontariste et rigoureuse la diaspora en France. Sous les auspices du colonel Houari Boumédiène, les premières générations d’enfants qui grandirent en France après 1962 ont été biberonnées d’une mythologie nationale centrée sur la guerre de libération d’un jeune État en construction qui figeait un récit commun et intangible de ce qu’aurait été cette guerre, et murait dans le silence la génération des parents, aujourd’hui au crépuscule de sa vie.

Pourtant, si on tend un peu l’oreille, on peut entendre çà et là des tentatives de transmission, et des traces de cette mémoire dans l’expression artistique comme dans les mobilisations sociales et politiques de l’immigration et de ses enfants. Pour aborder cette quête, il faut tout d’abord préciser que toute expression sensible dans le champ des arts s’articule, dans le cas de l’immigration algérienne, à des mobilisations sociales et politiques contre le racisme et pour l’égalité. Dans les années 1970, le Mouvement des travailleurs arabes, animé par des ouvriers et des étudiants maghrébins, organise son action dans les pas des nationalistes maghrébins qui l’ont précédé en France. En cela, il est l’héritier des mobilisations politiques qui ont recouru à l’agitprop – stratégie qui a fait ses preuves dans les prémices du grand mouvement de décolonisation.

Le premier choc pétrolier de 1973 donne un coup d’arrêt à l’économie et fait naître le « problème immigré » dans les médias, alors que les faits divers se multiplient. Cette même année, un Algérien déficient mental tue au couteau un traminot à Marseille, provoquant une vague de crimes racistes sans précédent depuis la fin de la guerre d’Algérie. Les représailles font plusieurs dizaines de morts : les meurtres et les ratonnades dont les Maghrébins sont alors victimes prennent leur source dans la guerre d’Algérie, matrice des violences qui se perpétuent une décennie plus tard, poussant la communauté maghrébine à s’organiser et à utiliser l’expression artistique pour porter ses revendications. À l’actif de ces militants, une grève générale très suivie des travailleurs arabes, l’édition d’une revue intitulée El Assifa, qui devient une troupe de théâtre dans la foulée, des cassettes de musiques et de propagande – trois au total – puisque les radios ne sont pas encore libres et que les étrangers n’ont toujours pas le droit de se constituer en association. Enfin, ils investissent le spectacle vivant (concerts, pièces de théâtre…) et produisent des poèmes et des chansons qui font même l’objet d’enregistrements dans des maisons de disque communistes comme Chants du monde. (Voir la compilation Pour les damné·e·s de la terre de Rocé, éditions Hors Cadres, 2018.)

À l’instar de la troupe artistique du FLN basée à Tunis durant la guerre et de la production de propagande radiophonique depuis les ondes du Caire, les mobilisations de la génération suivante puisent à la source de cet héritage. Les paradigmes vont changer quand, au tournant des années 1980, leurs enfants accèdent à une reconnaissance médiatique d’envergure. La mode du « Beur is beautiful » fait suite à l’engouement pour la Marche pour l’égalité et contre le racisme d’octobre-décembre 1983, qui interpelle la société française sur la place de ces enfants de l’immigration, alors que le mythe du retour s’effondre. C’est la naissance de la « politique de la Ville », qui vise à accompagner spécifiquement les « quartiers sensibles » et à résorber le mal-logement, alors que sont éradiqués les derniers bidonvilles. C’est aussi à ce moment-là que l’on voit fleurir sur les pancartes des jeunes marcheurs les premiers slogans qui appellent à la reconnaissance des massacres du 17 octobre 1961. Au cours d’une manifestation pacifiste des Algériens dans les rues de Paris contre le couvre-feu imposé par le préfet de police Maurice Papon, plus d’une centaine d’entre eux meurent noyés, jetés à la Seine par les forces de l’ordre. Ces mobilisations des enfants d’immigrés en faveur d’une reconnaissance des victimes débouchent, pour le quarantième anniversaire du drame en 2001, sur l’apposition d’une plaque sur le pont Saint-Michel « à la mémoire des nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 », puis sur une déclaration officielle du président François Hollande en 2012.

Il faut attendre les années 2000 pour qu’émerge une prise de parole artistique des enfants de l’immigration sur la mémoire de la guerre d’Algérie : le rappeur Médine chante en 2006 la mémoire du « 17 Octobre » dans un morceau qui porte ce titre, alors que le réalisateur Rachid Bouchareb consacre en 2010 une fresque cinématographique aux militants nationalistes durant la guerre en métropole dans son long-métrage Hors-la-loi. Côté littérature, Akli Tadjer évoque en 2002 une enfance algérienne à Paris durant la guerre d’Algérie dans Le Porteur de cartable quand, en 2017, la romancière Alice Zeniter connaît la consécration avec un roman-fleuve sur la trajectoire d’une famille harkie, L’Art de perdre, récompensé entre autres par le prix Goncourt des lycéens.

Porté par les commémorations du cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie en 2012, le spectacle vivant est à son tour plus prolixe sur les enjeux de la mémoire et de la transmission de l’histoire de la guerre d’Algérie. Le chorégraphe Mehdi Slimani, de la compagnie de danse hip-hop No Mad, résume ainsi ses intentions dans le dossier de presse de leur spectacle Les Disparus (2011) : « J’ai souhaité rendre vie, le temps d’un spectacle, aux disparus d’octobre 1961, victimes d’une barbarie amnésique ; pour la mémoire… contre l’oubli… leur prêter un corps, pour l’intimité d’une danse, pour une dignité retrouvée. » Cette dignité retrouvée constitue le socle de ces productions foisonnantes qui tentent de combler l’absence d’une transmission intrafamiliale satisfaisante et aussi les lacunes en termes d’enseignement au sein de l’institution scolaire française.

Si des progrès majeurs ont été faits dans le champ de la recherche historique, le sujet reste inflammable au sein de la société civile, où s’affrontent les « mémoires blessées », comme l’ont prouvé il y a peu les polémiques qui ont accompagné la remise du rapport de l’historien Benjamin Stora sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » au président Emmanuel Macron. Gageons néanmoins que cette mise en récit se poursuivra au sein des familles d’origine algérienne en France, alors que se noue un débat houleux sur les enjeux d’identité dans notre pays traversé par la question coloniale. Ces Français issus de l’immigration algérienne, héritiers de cette histoire tumultueuse entre la France et l’Algérie, ont à cœur de se réapproprier cette mémoire intime pour se construire pleinement comme citoyen et enfin, comme le dit Benjamin Stora, partager avec le plus grand nombre une « mémoire apaisée ».  

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