Pourquoi le travail des historiens sur cette guerre est-il si difficile ?

L’histoire de cette période a longtemps été marginalisée, voire éludée dans les départements d’histoire des universités algériennes, contrairement aux résistances du XIXe siècle ou à la période ottomane. Ceux qui s’y attèlent se contentent souvent du récit national dans lequel prévalent l’événementiel et la geste héroïque des faits d’armes. Des travaux de recherche aussi importants que ceux de Mahfoud Kaddache ou Mohammed Harbi sont ignorés, au profit de travaux de seconde main où les considérations générales et les présupposés idéologiques ne laissent aucune place à l’histoire critique. Bien entendu, l’accès aux archives pose problème. D’abord en Algérie, les archives du FLN et de son bras armé, l’ALN, conservées au ministère de la Défense ne sont toujours pas ouvertes à la consultation. L’accès aux archives publiques est très compliqué sinon rendu impossible par des pratiques bureaucratiques. Quant à celles conservées en France, outre les difficultés matérielles, leur lecture n’est possible qu’à ceux qui ont la maîtrise de la langue française. Concrètement, à titre d’exemple, il n’existe pas d’histoire générale des six wilayas de l’intérieur [régions administratives et militaires mises en place par le FLN] ayant mené le combat sept années durant. À l’insuffisance des recherches et donc des connaissances produites par les historiens et historiennes algériens, s’ajoute leur diffusion restreinte dans les bibliothèques universitaires, aussi bien en Algérie qu’en France.

Qui écrit cette histoire en Algérie ?

Les diverses institutions (académies, centres de recherche, universités) obéissent aux directives politiques relayées par le ministère des Anciens Moudjahidine, lequel dicte ses orientations aux ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur. Par ailleurs, la déclaration de circonstance – « l’histoire ne peut être écrite que par ceux qui ont fait la révolution » (1981) – a fini par s’imposer comme un leitmotiv. L’histoire « mise ainsi sous surveillance » (Marc Ferro) a abouti à l’exclusion des historiens de métier et de leur posture critique. Au fil des années, le récit officiel s’est étiolé à force de ressasser des généralités, des stéréotypes, et il ne parvient plus à nourrir l’imaginaire national. À la faveur de plusieurs moments de crise : « événements de 1988 », « décennie noire », printemps berbère de 2001 et, depuis le 22 février 2019, le Hirak, des générations nouvelles émergent. Celles-ci sont bien sûr instruites des enseignements officiels mais elles sont plus attentives aux transformations à l’œuvre dans la société, plus sensibles aux violences et à l’arbitraire quotidien, exprimant leur malaise à travers plusieurs canaux, des chansons scandées dans les stades aux réseaux sociaux. La jeunesse s’est aussi investie dans la création de nombreuses associations culturelles, depuis la loi sur les associations de 1989, manifestant un impérieux « désir de mémoire ». 

En quoi l’histoire de cette guerre est-elle un enjeu politique ?

Les dirigeants politiques de l’Algérie indépendante fondent leur légitimité sur la guerre de libération nationale. Le temps passant, l’accumulation des désenchantements s’est amplifiée, brisant le discours consensuel et revêtant plusieurs formes. Si tous ceux qui se sont érigés en gardiens de la mémoire n’ont pas réagi, quelques protagonistes de la guerre de libération ont cependant pris conscience du malaise éprouvé par la communauté nationale et publié leurs mémoires. Est-ce pour autant la fin des secrets, de l’évocation des questions taboues ? Oui et non. L’apport de ces questions est indéniable pour la redéfinition des savoirs, et en même temps l’expérience montre que tout retour aux sources est à double tranchant. Certes, il ouvre la voie à l’écriture d’une histoire critique. Mais en l’absence d’accès aux archives publiques pour une approche comparative, n’y a-t-il pas là un risque à pérenniser la parole des acteurs d’hier et à consolider les discours de légitimation dont on devine les enjeux de pouvoir ? C’est en ce sens qu’il convient d’éviter la confusion des genres et de ne pas subordonner l’élaboration de l’histoire au diktat de la pluralité des mémoires. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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