Qu’est-ce qui différencie le sol de la terre ?
La terre, c’est la matière que vous mettez par exemple dans vos jardinières. Le sol, c’est la très fine couche de terre qui recouvre la majorité des terres émergées. C’est l’interface entre l’atmosphère et le substrat rocheux, que l’on appelle le « sous-sol ». Et c’est un mélange assez incroyable d’eau, d’air, de matières organiques issues de la décomposition des plantes et des animaux et de matières minérales comme le sable, le limon ou l’argile. Le sol est certes extrêmement fin à l’échelle de la planète, mais c’est lui qui permet la vie et qui nous fournit la grande majorité de notre alimentation.
Il y a toutefois diverses manières d’appréhender le sol : on peut le voir comme une épaisseur, c’est-à-dire comme une succession de couches à la composition et aux propriétés différentes ; on peut le voir comme un élément de l’écosystème, en fonction des reliefs, des climats, des types de roches en sous-sol… On parle alors de « sols » au pluriel. Et puis, dans une approche plus dynamique, on peut envisager les sols selon leurs fonctions, leurs qualités : stocker du carbone, produire de la biomasse, atténuer des épisodes météorologiques extrêmes… Il faut mélanger toutes ces approches pour comprendre l’immense diversité et la complexité des sols.
« La France est le pays de l’UE qui artificialise le plus au prorata de l’évolution de sa population »
À quoi ressemblent les sols de France ?
Ils sont incroyablement variés, et ils ont tous des noms plus poétiques les uns que les autres : il y a les « néoluvisols », qui sont des sols jeunes, situés dans les plaines ; les « andosols », très noirs et riches en matière organique, qui se développent sur les coulées basaltiques du Massif central ; les « podzols », humides et pauvres en matières minérales, que l’on trouve par exemple sous les conifères des Landes…
Ils ont également des épaisseurs très diverses : dans les zones granitiques (Bretagne, Vosges, Limousin…), les sols sont peu profonds, on arrive vite à la roche. À l’inverse, au nord du Bassin parisien ou dans la région de Toulouse, vous avez des couches de limon profondes de plusieurs mètres, héritées de la dernière glaciation. Ce qui est fascinant, c’est que la nature de ces sols a façonné la structure même de leur territoire. Dans les sols granitiques peu fertiles, c’est l’élevage qui s’est développé, alors que les plaines limoneuses sont devenues de grands centres de production céréalière et, par extension, les lieux d’implantation des grandes villes. La diversité des cultures et des formes de l’urbanisation en France témoigne de la diversité de ses sols !
Et qu’en est-il des sols urbains ?
Il y a là un paradoxe : comme les grandes villes, par souci d’approvisionnement, ont souvent été bâties sur des plaines très fertiles, une bonne partie de ces sols riches se trouve désormais « étouffée » sous une couche de béton. C’est ce que l’on appelle l’imperméabilisation. Tout l’enjeu aujourd’hui va être, d’une part, de limiter l’artificialisation de nouvelles terres, et, d’autre part, de parvenir à retrouver une partie de ces sols recouverts. Ce n’est pas chose facile ! Imaginez que vous êtes maire, et que vous souhaitez revégétaliser votre ville en transformant un parking en espace vert. Sur cet espace anciennement bétonné, vous allez devoir recréer un sol vivant – un processus qui prend normalement des dizaines voire des centaines d’années ! Pour l’accélérer, on se retrouve généralement à créer ce que l’on appelle des « technosols » en apportant, par exemple, du terreau et des engrais. Le terreau, c’est tout simplement les 30 centimètres de terre de surface que l’on a enlevés autour des villes, lorsque l’on a construit des lotissements ou des zones d’activité. Mais ce n’est pas très bon pour la préservation de ces sols périphériques. Aujourd’hui, on réfléchit plutôt à valoriser les déchets urbains, notamment les déchets verts, alimentaires et de construction, ou encore la matière organique issue des stations d’épuration. Tout cela permet de reconstituer de nouveaux sols pour reverdir les villes.
Quelle est la différence entre un sol artificialisé et un sol imperméabilisé ?
Un sol imperméabilisé n’est plus du tout en contact avec l’atmosphère : il est sous une maison ou sous une route. Un sol artificialisé n’est pas forcément recouvert, mais il a perdu son usage agricole, forestier ou naturel : ce sont par exemple les carrés d’herbe sur les ronds-points, les petits jardins publics, les friches ou les terrains vagues… En France, 9 % des sols sont artificialisés. Un tiers est occupé par des forêts, et plus de la moitié par des usages agricoles (champs, prés, vergers, vignes…).
À quoi ressemble un sol en bonne santé ?
Notre conception de ce qu’est un « bon » sol a significativement évolué. Traditionnellement, c’était un sol fertile, un sol sur lequel on allait pouvoir beaucoup cultiver et beaucoup produire. Puis on s’est rendu compte que produire de la biomasse n’était qu’une fonction parmi bien d’autres. Le bon sol est donc devenu celui capable de remplir au mieux ses diverses fonctions : produire, mais aussi absorber et filtrer l’eau de pluie, capter le CO2, préserver la biodiversité… Il existe des réglementations au niveau européen qui définissent la qualité des sols en fonction de nombreux critères. Mais, à présent, certains vont encore plus loin et considèrent que le sol n’est qu’un élément d’un écosystème plus large, et qu’un sol ne peut être en bonne santé que si tout son environnement l’est aussi. C’est l’approche One Health, « une seule santé », selon laquelle un bon sol aujourd’hui doit non seulement remplir ses fonctions, mais également interagir vertueusement avec tout ce qui l’entoure.
« Pourquoi pensons-nous que la propriété d’un morceau de terre permet d’en faire tout ce que l’on en veut ? »
Cela étant dit, parler de « santé » du sol n’est pas anodin. Il est toujours bon de se demander : « En bonne santé pour qui ? » Une friche industrielle peut être dangereuse pour la santé humaine du fait de la pollution des sols, tout en abritant un écosystème vivant – des plantes aux vers de terre, en passant par les chiens errants. Il faut donc garder en tête le fait qu’un sol n’est pas nécessairement en mauvaise santé « dans l’absolu ».
Quelles menaces pèsent aujourd’hui sur nos sols ?
Celles que l’on évoque le plus en France, c’est bien sûr l’imperméabilisation et l’artificialisation. Même si la France a moins de surfaces artificialisées que d’autres pays européens comme les Pays-Bas ou l’Allemagne, elle est le pays de l’UE qui artificialise le plus au prorata de l’évolution de sa population. La manière dont on étend nos villes est très consommatrice d’espace agricole et naturel. Si l’artificialisation est la menace qui suscite le plus d’attention politique – on pense à la loi Climat et résilience et au ZAN, l’objectif « zéro artificialisation nette » –, il y en a toutefois bien d’autres : la pollution, notamment dans les anciens sites industriels ; la perte de la biodiversité, due en grande partie à des pratiques agricoles (labour profond, pesticides…) très néfastes pour les organismes vivants dans les sols ; le tassement des sols forestiers dû aux passages répétés d’engins très lourds, qui rendent la terre trop compacte et trop étanche pour pouvoir replanter des arbres ; l’érosion ; la salinisation, qui désigne à la fois le processus par lequel des sols trop irrigués font remonter des minéraux qui rendent la terre infertile voire toxique, mais aussi la remontée des eaux marines dans les terres littorales, qui préfigure déjà l’élévation du niveau de la mer liée au réchauffement climatique.
Comment articuler la protection des sols avec la problématique de la sécurité alimentaire ?
C’est la question centrale. L’alimentation est, historiquement, la première fonction des sols : se nourrir soi-même d’abord puis, au sortir de la guerre, nourrir la France et, avec la politique agricole commune (PAC), nourrir l’Europe. Avec les surplus alimentaires considérables que l’on a réussi à produire, certains représentants de l’industrie rêvent même désormais de nourrir le monde ! Dans ce contexte, qu’entend-on par l’expression « sécurité alimentaire » ? Est-elle synonyme d’autosuffisance ? Une chose est certaine, les Français et les Françaises ne se nourriront pas uniquement de la production nationale. Nous ne savons pas produire de thé, de chocolat, de parmesan AOP ou d’épices ! En revanche, nous savons produire énormément de céréales, au point que nous exportons la moitié de notre production. Notre système alimentaire est donc forcément en partie mondialisé.
Non, la question que nous devons nous poser, c’est celle de l’usage de nos terres. Actuellement, les terrains affectés à l’alimentation servent en bonne partie à nourrir des bêtes que l’on va ensuite manger. Une petite portion est destinée à cultiver des plantes pour se vêtir ou se loger. On utilise aussi beaucoup de terres qui ne sont pas françaises – on importe par exemple du soja brésilien pour les élevages du Grand Ouest…
La question de l’allocation des sols repose sur un échafaudage macroéconomique extrêmement complexe, mais qu’il va nous falloir interroger afin de rationaliser l’usage de nos terres et de nos ressources : concentrer l’irrigation vers des cultures qui en ont absolument besoin, privilégier les animaux nourris à l’herbe et non au soja importé, repenser les subventions pour privilégier des cultures qui fixent mieux le carbone…
Alors, comment protéger les sols ? À qui incombe-t-il de les sauvegarder ?
Déjà, il y a un enjeu pédagogique : faire comprendre que les sols sont vivants, et qu’ils ne représentent pas seulement un enjeu foncier ou économique. Qu’ils ont une matérialité, une dynamique, et qu’ils sont absolument nécessaires au fonctionnement de nos sociétés.
Ensuite, il faut faire dialoguer les différents acteurs : agriculteurs, sylviculteurs, État et collectivités publiques, urbanistes, écologistes, juristes et même artistes.
Enfin, il faut jouer sur toutes les échelles. Il n’y a pas un acteur ou un secteur qui soit l’unique responsable. Il faut responsabiliser au niveau individuel, local, international, public comme privé. Mais il y a surtout, en France, une question philosophique à soulever : celle de la propriété individuelle. En particulier dans les villes où les deux tiers des espaces végétalisés sont sur des terrains privés, ce qui laisse peu de marge de manœuvre pour les dépolluer ou renforcer leur biodiversité. Pourquoi continuons-nous à penser que la propriété d’un morceau de terre permet d’en faire tout ce que l’on en veut ? Pourquoi ne pas imaginer par exemple un système à l’anglo-saxonne, où l’on achète un bouquet de droits, notamment d’usage, d’une parcelle, mais pas la parcelle en elle-même ? Pourquoi ne pas reconnaître que les sols, au même titre que l’air et l’eau, ne peuvent plus être traités comme de simples commodités ?
Propos recueillis par IMAN AHMED & LOU HELIOT