Si nos sociétés ont tant pollué et maltraité le sol, dont leur survie dépend pourtant, c’est peut-être que, dans nos représentations collectives, celui-ci ne mérite guère de considération. Les philosophes ont longtemps méprisé le sol et les passions terrestres au profit des cieux et de l’ordre cosmique. Socrate raconte l’histoire de Thalès qui, à force d’observer les astres en marchant, tomba dans un puits. Sa mésaventure déclencha la raillerie d’une servante originaire de Thrace, disant qu’« il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds ». N’est-il pas remarquable que cet excellent conseil ait été prodigué par une femme ? Comme si les philosophes masculins, fascinés par le trajet régulier des planètes, avaient négligé la vie ; comme si leurs comparses féminines, reléguées aux tâches du foyer, ne pouvaient pas se permettre de l’oublier. Toujours est-il que, pendant plus de deux mille ans, personne n’écouta la servante thrace, au moins jusqu’à la naissance de la pédologie, la science du sol, à la fin du XIXe siècle.

Dans un monde sans dieu, l’humus donne un sens à la mort

Or le sol accomplit une fonction métaphysique fondamentale : il transforme la mort en vie. Chaque gramme de terre recèle un univers où s’agite une foule considérable : une dizaine de millions de bactéries appartenant à plusieurs milliers d’espèces différentes ; des millions d’algues unicellulaires ; des milliers de champignons déployant leurs filaments et leurs spores ; un millier d’amibes et de ciliés ; des virus en pagaille… sans même parler des grosses bêtes visibles à l’œil nu, lombrics (plusieurs tonnes à l’hectare), arthropodes et autres collemboles (10 000 par mètre carré). Toutes ces bestioles encore mal connues décomposent les molécules des corps inanimés pour permettre leur recomposition en de nouveaux êtres organisés. Il n’y a qu’à observer un compost pour comprendre comment un tas de résidus végétaux, pelures de légumes, papiers, branchages et restes alimentaires attire toute une faune d’animaux minuscules qui le transforme en quelques mois en une terre noire hautement fertilisante. Dans cette perspective cyclique, la notion de déchet s’évanouit.

C’est Élisée Reclus, géographe et naturaliste (et anarchiste, ce qui ne gâte rien !) de la fin du xixe siècle qui, à ma connaissance, fut le premier à caractériser l’humus comme « un sol végétal, sorte de membrane proligère, constituée par la désorganisation de la vie et produisant la vie à son tour ». Celui-ci fait des cadavres la « pâture des générations à venir », condition pour que les « multitudes succèdent aux multitudes dans l’immense série des âges ». L’extraordinaire diversité des organismes apparus au fil de l’évolution et le développement progressif de formes de vie supérieures ne sont possibles que par le travail incessant du sol. La possibilité même de concevoir la ligne du temps – et avec elle la notion de progrès – dépend ultimement de l’humus, origine étymologique de l’« homme »…

Qu’est-ce, alors, que la civilisation ? Une tentative admirable autant que vaine d’échapper au cycle de l’humus, de contrecarrer l’action du sol, de créer des bâtiments immarcescibles, des œuvres éternelles et des pierres tombales destinées à la perpétuité. Que d’efforts il faut y consacrer ! Il suffit de tourner le dos pour que les racines défoncent nos pavés, que les herbes craquent le bitume et qu’une fine pellicule noire apparaisse sur les façades : le début d’un humus. S’il faut fréquemment ravaler nos immeubles, ce n’est pas à cause de la pollution mais de la pédogenèse, la naissance du sol. À l’inverse, pourquoi les ruines se trouvent-elles sous terre ? Non parce qu’elles se seraient enfoncées, mais parce que le sol les a peu à peu recouvertes, comme l’a compris Charles Darwin dans son dernier ouvrage consacré aux vers de terre, ces infatigables mineurs de fond.

Ne faudrait-il pas au contraire se réconcilier avec l’humus en acceptant que notre existence et notre société soient périssables, corruptibles, recyclables ? Dans un monde sans dieu, l’humus donne un sens à la mort, indissociablement liée à la vie et à ses évolutions. Jean-Paul Sartre avait décrit le sentiment de l’absurde à travers la contemplation d’une racine de marronnier, « noueuse, inerte, sans nom ». Refusant explicitement d’envisager la fonction biologique de la racine, celle d’une pompe aspirante, le fondateur de l’existentialisme arrêtait son regard « à cette peau dure et compacte de phoque, à cet aspect huileux, calleux, entêté ». En effet. Il y a de quoi désespérer. Mais si l’on prend en compte le rôle de la racine dans la nutrition du marronnier, si l’on comprend son intermédiation entre la terre et l’air, si l’on suit le flux de matière dont elle est un vecteur essentiel, le monde n’émerge-t-il pas dans sa rassurante vitalité ? L’humus n’est-il pas le meilleur remède à l’absurde ? Pour envisager sereinement notre disparition comme être organisé, il faut d’urgence légaliser l’humusation, cette technique de compostage du corps humain qui, en rompant avec le principe de la sépulture, nous connecte directement à la vie qui se poursuit.

Après le Dust Bowl des années 1930, cette gigantesque tempête de poussière provoquée par un labourage trop intensif, le président américain F.D. Roosevelt déclara : « A nation that destroys its soils destroys itself. » « Une nation qui détruit ses sols se détruit elle-même. » Notre société meurt de ne pas vouloir disparaître. Notre renaissance écologique ne pourra s’accomplir qu’à une condition : accepter notre devenir-humus commun. 

Illustration Stéphane Trapier

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