Après la dernière défaite russe en Ukraine, la destitution du président Vladimir Poutine devient une réelle possibilité. Une autre déroute de ce type en ferait, à mon avis, une probabilité. Son annonce d’une mobilisation partielle des conscrits russes pour la guerre est un aveu implicite de l’ampleur de l’échec de son invasion ; et les protestations massives qu’elle a provoquées sont une indication du mécontentement de nombreux Russes. Car il s’agit bien de la guerre de Poutine, et celui-ci ne peut se soustraire à la responsabilité de ce désastre. L’annonce de l’« opération militaire spéciale » à la télévision, en février, avait été soigneusement mise en scène pour le présenter comme le patron absolu, et ses ministres, même les plus importants, comme de simples marionnettes.

Si la chute de Poutine se produit, il est toutefois très peu probable qu’elle ait la forme d’une révolution, avec des manifestants prenant d’assaut le Kremlin. À moins que la police et l’armée ne se mutinent en masse, l’État russe dispose d’une force plus que suffisante pour empêcher que cela ne se produise. Il est beaucoup plus probable qu’un mouvement contre Poutine soit déclenché par les membres de l’establishment russe, s’ils estiment que les risques de l’écarter sont moindres, pour eux-mêmes et pour la Russie, que ceux liés à son maintien au pouvoir. Contrairement au Politburo soviétique, qui a destitué Nikita Khrouchtchev par un vote majoritaire en 1964, aucune institution russe n’a aujourd’hui le pouvoir de renverser le président. Sa chute, si elle se produit, sera probablement une affaire bien plus informelle et pourrait même ne pas avoir l’apparence d’un coup d’État ou d’une démission forcée. Elle pourrait ainsi être présentée publiquement comme une décision entièrement personnelle.

La prochaine élection présidentielle est prévue en mars 2024. Si suffisamment de personnalités de haut rang lui conseillaient de se retirer, Poutine pourrait alors imiter la manière dont son prédécesseur, le président Eltsine, a agi en 1999, au moment de lui passer le relais : déclarer qu’il ne se présentera pas aux prochaines élections et nommer un successeur par intérim. Un élément essentiel d’un accord du même type que celui de 1999 serait que Poutine et son entourage immédiat aient l’assurance de ne pas être emprisonnés et que leurs biens soient protégés. L’establishment, dans son ensemble, conserverait son pouvoir et sa richesse, même si certains des responsables directs de l’échec en Ukraine, comme le ministre de la Défense Sergueï Choïgou, seraient remplacés.

Le remplacement d’un dirigeant autocratique est, au mieux, une affaire délicate

En poussant Poutine à se retirer, les membres de l’establishment pourraient obtenir des avantages considérables, mais cela leur ferait également courir des risques importants. L’avantage serait que le successeur de Poutine pourrait désigner ce dernier comme le responsable de tout ce qui a mal tourné. La colère des masses russes face au conflit est un mélange (qui diffère d’un individu à l’autre et d’une région à l’autre) d’opposition à la guerre elle-même, de crainte de la conscription, de peur des souffrances économiques et de colère face à l’incompétence de plus en plus évidente avec laquelle le conflit a été mené. Le successeur de Poutine pourrait espérer ne pas être tenu responsable de ces insuffisances.

Le risque, lui, – si on met à part, bien sûr, le fait que la manœuvre puisse échouer et Poutine se venger de ceux qui ont comploté contre lui – tient au fait que le remplacement d’un dirigeant autocratique est, au mieux, une affaire délicate – d’autant plus quand le pays est engagé dans une guerre et se trouve sur la défensive. Si la question de la succession devait entraîner une scission au sein de l’establishment, ainsi qu’un affaiblissement radical du gouvernement central, l’effort de guerre russe pourrait alors s’effondrer et la Russie subir une défaite pure et simple en Ukraine – ce que l’ensemble de l’establishment russe (de même qu’un très grand nombre de Russes ordinaires) considérerait comme une intolérable catastrophe.

Un nouveau président russe, libéré du fardeau personnel de la culpabilité de Poutine, pourrait espérer que les États-Unis et les principaux gouvernements européens soient prêts à accepter un cessez-le-feu en Ukraine et des négociations en vue d’un compromis qui permettrait au gouvernement russe de revendiquer un succès au moins limité (par exemple, un traité de neutralité et la reconnaissance de la souveraineté russe sur la Crimée et le Donbass oriental, détenus par la Russie ou les séparatistes prorusses avant l’invasion de février). Mais le feraient-ils ? À l’heure actuelle, la position de l’administration Biden est que les pourparlers de paix relèvent entièrement de la compétence du gouvernement ukrainien. Or ce gouvernement ne semble pas d’humeur à faire des compromis, et la chute de Poutine pourrait l’enhardir encore davantage.

Pour Kiev, la guerre ne peut prendre fin qu’avec le retrait complet de la Russie de tous les territoires qu’elle détient ou protège depuis 2014, y compris la Crimée et le Donbass oriental. Aucun gouvernement russe ne pourra accepter de telles conditions, à moins d’une défaite militaire totale. La Crimée est considérée par la grande majorité des Russes – et, semble-t-il, une partie des habitants de la Crimée – comme un territoire russe. Face à de telles exigences, un nouveau président russe continuerait à rendre Poutine responsable des désastres de la Russie en Ukraine, mais il pourrait tout aussi bien décider qu’il n’a d’autre choix que de se ranger du côté des partisans d’une ligne dure, qui ont exigé une mobilisation totale et une intensification drastique de la guerre. Si tel était le cas, la destitution de Poutine n’aurait servi à rien. 

Traduction JULIEN BISSON

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