Selon une légende, le tsar Alexandre III aimait dire à ses ministres : « Nous n’avons que deux alliés dans le monde : notre armée et notre marine. Tous les autres se retourneront contre nous à la première occasion. » Cette phrase est devenue proverbiale dans la Russie de Poutine, car elle décrit de façon très succincte le sentiment d’être dans une forteresse assiégée que le régime de Poutine inculque à sa population. L’agresseur tient souvent à se représenter comme victime de l’injustice qu’il convient de réparer. Telle était la rhétorique du régime nazi, telle est celle du pouvoir poutinien.

Ce qui est vrai, c’est que la politique impérialiste et génocidaire de Poutine pratiquée en Ukraine ne trouve pas d’approbation au sein de la communauté internationale, à l’exception de quelques États parias. Si de nombreux pays ne se joignent pas aux sanctions occidentales, la Russie ne peut compter, sur le plan militaire, que sur la seule aide des Iraniens et des Nord-Coréens. Or cette aide ne peut être décisive, d’autant que, d’après certaines sources, Israël aurait récemment fourni à l’Ukraine des moyens d’interception des drones iraniens Shahed 136, par l’intermédiaire de la Pologne. Dans ce contexte, et notamment après le début d’une mobilisation de masse ordonnée par Vladimir Poutine, il est d’autant plus intéressant de se pencher sur ce que représente l’armée russe, dont la capacité nucléaire ne la rend inférieure qu’aux seuls Américains.

Après avoir été confrontée en 2008 à l’armée géorgienne, infiniment plus petite, mais bien mieux équipée, la Russie a entrepris une réforme militaire de taille pour rendre l’ex-mastodonte soviétique plus opérationnel et plus professionnel. Cette réforme visait en particulier à remplacer graduellement une grande partie des conscrits par des militaires de métier. Sur une armée de près d’un million d’hommes (tel fut l’objectif fixé), près de 700 000 sont désormais des professionnels (soldats et officiers) et près de 260 000 des conscrits, dont la durée de service a été réduite de 24 à 12 mois seulement. Avant la récente mobilisation, il avait déjà été décidé au mois d’août 2022 d’accroître le nombre des militaires de près de 150 000 hommes, en recrutant davantage de contractuels.

De nombreuses erreurs, au niveau régional, dans le recrutement

La récente mobilisation décrétée par Poutine change d’autant plus radicalement la donne que l’application de cet oukase est confiée aux régions, qui entrent, de ce fait, en une sorte de compétition, à l’instar de ce qui était pratiqué sous l’Union soviétique – qu’il s’agisse des purges staliniennes où elles devaient remplir leurs quotas de personnes à fusiller et à envoyer au goulag, ou des efforts pour atteindre et dépasser les quotas de production fixés par des plans quinquennaux. Il n’est pas étonnant que la première d’entre elles à avoir complété ses objectifs de mobilisation soit la Crimée occupée : le chef de cette « région russe », Sergueï Axionov, sait qu’une défaite militaire russe signerait sa perte. Le même raisonnement s’applique à la Tchétchénie dont le dirigeant Ramzan Kadyrov a déjà annoncé avoir rempli le plan à 254 % !

Cependant, au sein de l’establishment russe existe la crainte – justifiée – que cette mobilisation ait un effet pervers en contribuant à désorganiser l’armée et en produisant un fort mécontentement dans la société. Troisième personne dans la hiérarchie du pouvoir après Vladimir Poutine et son Premier ministre, la présidente du Conseil de la Fédération (l’équivalent du Sénat), Valentina Matvienko, a ainsi déjà déclaré que de nombreuses erreurs ont été commises, au niveau régional, avec le recrutement d’hommes âgés ou handicapés, de malades chroniques et d’autres personnes d’emblée exemptes.

En outre, les mobilisés commencent à arriver dans des bases militaires où rien n’a été préparé pour leur venue : ni uniformes, ni lits, ni alimentation. On ne sait pas si la logistique va suivre, on ne sait pas s’il y a suffisamment de sous-officiers et d’officiers pour les encadrer et leur apprendre, en deux à quatre semaines, à se battre contre un adversaire plus aguerri et bien équipé. On peut imaginer que ceux qui ont les moyens essayeront de soudoyer les responsables locaux pour éviter la rafle. Dans une société totalement corrompue, les médecins, les chefs d’entreprise, les policiers, les membres de bureau de recrutement vont aussi profiter de cette opportunité d’enrichissement personnel. La mobilisation se conjuguant à un exode de masse qui concerne surtout des gens aisés, le régime recrutera les plus pauvres, et donc les moins instruits, avec une surreprésentation des minorités ethniques et des villages. D’ailleurs, même une partie de ces minorités ethniques, notamment chez les Bouriates, s’exile, optant pour des destinations inattendues, par exemple la Mongolie.

Une surreprésentation des minorités ethniques et des villages

Une autre question (qui fait beaucoup débat sur les réseaux sociaux) concerne les armements dont dispose l’armée russe. Depuis un discours de Poutine en mars 2018, on sait que celle-ci possède des armes « invincibles », comme le missile air-sol hypersonique Kinjal ou le système Sarmat, capable de lancer un missile intercontinental lourd à portée illimitée, etc. On sait également que la Russie, dans sa doctrine militaire, prévoit la possibilité d’une frappe nucléaire si la sécurité du pays est atteinte. En revanche, elle a un fort retard par rapport à l’Otan au niveau des armes conventionnelles ordinaires comme les chars ou les systèmes d’artillerie de haute précision. On l’a abondamment constaté pendant les sept mois écoulés de la guerre en Ukraine – d’où les pertes humaines élevées du côté russe.

Il convient donc de s’interroger : à quoi rime une mobilisation dite « partielle », dont personne ne connaît encore les vrais chiffres ? 300 000, selon Choïgou, le ministre de la Défense, mais un million, voire trois, selon différents commentateurs. Il est possible que ces forces nouvelles, mal équipées et mal préparées aux combats, servent plutôt au maintien de l’ordre dans les territoires annexés où se multiplient les actes individuels de sabotage et de terreur contre les collabos. Ce n’est pas un hasard si les référendums d’annexion ont coïncidé avec la mobilisation. On peut supposer que l’annexion sera décrétée non seulement dans les parties des quatre régions actuellement occupées, mais aussi – comme dans le cas des « républiques » du Donbass – pour la totalité de leurs frontières administratives, y compris la ville industrielle de Zaporijjia – 710 000 habitants avant la guerre.

On ne sait pas quelle va être la réponse des Ukrainiens – qui, très probablement, ne vont pas capituler –, ni celle des Occidentaux, mais il est clair que nous entrons dans une phase nouvelle et extrêmement dangereuse de cette guerre d’agression. 

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