Vladimir Poutine fête ses 70 ans, dont vingt-deux passés à la tête de la Russie. Où en est-il dans son exercice du pouvoir ?

Ce pouvoir autoritaire s’est construit dans la durée. Le projet politique de Poutine n’était pas complètement défini lorsqu’il est élu en 2000, même si on discernait déjà certaines de ses grandes orientations. L’homme se présente alors comme celui qui va restaurer la dignité du pays après le chaos des années 1990. Ses deux premiers mandats, de 2000 à 2008, vont remplir ce contrat en stabilisant l’économie. Quand la Constitution lui impose d’abandonner la présidence, il préserve sa mainmise sur le pouvoir en devenant Premier ministre. Quand le président formel, Dmitri Medvedev, bute sur les grandes manifestations de 2011-2012, Poutine comprend que sa popularité s’est fortement effritée. La contestation mène à un net durcissement du pouvoir à partir de 2012, qui coïncide avec une politique agressive à l’extérieur avec l’annexion de la Crimée en 2014.

Il y avait déjà eu l’intervention armée en Géorgie, en 2008…

C’est vrai, et, à l’époque, on n’a pas pris assez au sérieux la dimension néo-impériale du projet poutinien. La guerre en Géorgie laissait déjà voir une ambition allant au-delà d’un simple retour à l’Union soviétique et se situant dans la prolongation d’une vision de l’empire tel qu’il était pensé avant la révolution de 1917.

Comment expliquer la longévité du pouvoir poutinien ?

Elle repose sur une sorte de contrat passé avec la population : je vous apporte une certaine prospérité et une stabilité ; en échange, je ne veux pas d’interférence dans la gestion des affaires politiques. À partir de 2003, il n’y a plus de scrutins libres en Russie. Le Kremlin désigne les maires et les gouverneurs, falsifie les élections. La population le sait, mais la grande majorité l’accepte, puisqu’on la laisse un peu tranquille, notamment pour faire des affaires.

« À partir de 2003, il n’y a plus de scrutins libres en Russie »

En revanche, ceux qui franchissent la ligne de la critique politique sont immédiatement placés sous surveillance – et, si besoin, éliminés. L’emprise de Poutine sur la société s’appuie désormais sur plusieurs leviers : le législatif, avec des lois restreignant de plus en plus les libertés publiques ; l’économique, avec des pressions sur le monde du travail et l’entreprise ; et le médiatique, avec un encadrement total au service d’une propagande patriotique.

Cela signifie-t-il que son pouvoir n’a jamais été aussi fort ?

La question de l’exercice du pouvoir est plus complexe. La seule figure du chef ne permet pas de décrire l’administration. Le pouvoir russe dispose de relais intermédiaires, notamment régionaux, avec le rôle très important alloué aux gouverneurs et aux maires. Il y a aussi l’appareil de coercition (services secrets, police…) et l’appareil économique, avec de grands entrepreneurs qui servent de relais au pouvoir. On sait ce qui est arrivé à ceux qui ont refusé, comme le magnat Mikhaïl Khodorkovski, emprisonné pendant dix ans. Incarné par une personne, le pouvoir poutinien est exercé par de nombreux acteurs à de nombreux niveaux, dans une relative autonomie.

En même temps, Poutine apparaît de plus en plus isolé…

Puissance et isolement, les deux aspects coexistent. Personne ne conteste le rôle central du chef, mais le fonctionnement du pouvoir pousse les échelons inférieurs à anticiper les attentes de leurs supérieurs ou à dissimuler des informations qui pourraient les faire mal voir. C’est une question majeure : que sait vraiment Vladimir Poutine de l’état de son pays ou de celui de ses voisins ? Visiblement, il pensait être accueilli à Kiev en libérateur. Il était donc très mal informé sur l’état de l’opinion en Ukraine. Mais ce phénomène est difficile à appréhender, car le pouvoir russe est très opaque. Les limogeages de mars au sein des services de sécurité témoignent néanmoins que ceux-ci ont soit travesti la réalité, soit refusé de transmettre des informations au pouvoir central.

Poutine lui-même peut-il rester incontestable aux yeux de l’appareil d’État ?

Il a construit un pouvoir central, reposant sur quelques proches, qui a peu évolué en vingt ans, et n’a jamais fait émerger un dauphin. On reste dans un jeu de compétition entre des personnalités de son entourage. C’est une situation très favorable pour lui, surtout en temps de guerre, mais qui alimente aussi la machine à rumeurs sur son état de santé ou une éventuelle révolution de palais.

« L’Église s’est alignée sur le pouvoir »

Pendant longtemps, dans notre vision du Kremlin, on a opposé un groupe jugé plutôt libéral et modéré à un groupe de « durs » autour des services de sécurité. Depuis le début de la guerre, on assiste à un alignement complet des libéraux sur les positions les plus bellicistes. Il est devenu plus difficile de cerner des lignes de clivage.

Que changent les difficultés actuelles de l’armée russe, de ce point de vue ?

Depuis quelques années, l’armée russe n’a plus le monopole complet du pouvoir militaire. Des forces paramilitaires se sont constituées, dont la plus connue est le groupe Wagner d’Evgueni Prigojine. On pourrait citer, aussi, les troupes du leader tchétchène Ramzan Kadyrov ou la Garde nationale mise en place par Poutine. Cela fragilise le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, d’autant qu’il n’est pas issu de l’armée. On peut se demander ce que serait le rôle de ces forces paramilitaires et de leurs leaders, notamment Prigojine, en cas de changement de pouvoir à Moscou.

Poutine, dans sa pratique du pouvoir, est-il pragmatique ou guidé par l’idéologie ?

Son parcours est celui d’un homme pragmatique qui connaît les services et sait comment on s’enrichit. Mais il met aussi en avant une vision idéologique qui s’ancre dans l’idée de la grandeur impériale du pays. Avec la guerre en Ukraine, cette dimension-là prend le dessus. Elle vient déconstruire le versant pragmatique : remettre le pays sur pied et passer ses vacances à la plage… Pour certains membres de l’élite russe, tout cela est remis en cause.

La relation de Poutine avec le métropolite Kirill tient-elle seulement du jeu politique, ou repose-t-elle sur un réel fondement religieux ?

On assiste depuis vingt ans à un rapprochement progressif entre le Kremlin et l’Église orthodoxe. Ce qui complique sa compréhension, c’est que si la Russie est majoritairement orthodoxe, elle est aussi multinationale et multireligieuse. Soulignons en particulier que sa population musulmane – 15 % du total – n’est pas d’origine étrangère. Dès lors, la diversité fait aussi la force du projet impérial : l’Église orthodoxe reste prééminente, mais les minorités sont incluses dans le grand ensemble que forme la Russie. Avec la guerre, l’Église s’est alignée sur le pouvoir. Elle y a probablement vu son intérêt financier, et certains de ses membres, un possible enrichissement personnel. Mais connaissant les ambitions de l’orthodoxie, notamment face au catholicisme, la dimension idéologique et spirituelle impériale a aussi joué.

Aujourd’hui, on a vu des manifestations dans une quarantaine de villes, 260 000 Russes auraient fui leur pays. La relation entre Poutine et la société russe se trouve-t-elle à un tournant ?

À l’entrée de la guerre en Ukraine, des groupes militants russes ont immédiatement compris ce qu’il advenait. Mais pour la grande majorité de la population, il y a eu soit une adhésion au discours patriotique, soit une forme de mise en spectacle. On a assisté ensuite à une guerre contre des « nazis », contre l’Ukraine et l’Occident. Les Russes se sentaient concernés, mais pas directement impliqués. On regardait ça à la télévision, sur les réseaux sociaux. Le contrat était préservé : la population vivait comme avant. À l’été, beaucoup de gens ont pris leurs vacances comme si rien ne se passait. Avec l’oukase de la mobilisation « partielle » du 21 septembre, le contrat « ils font de la politique, nous faisons notre vie » se fissure. La guerre entre dans les maisons. On vient chercher un mari, un fils. La guerre, très concrète, s’impose à la population. C’est ça, le tournant. Le problème est qu’il survient à un moment où les possibilités de protestation sont très limitées.

Pourtant, Poutine a beaucoup hésité avant d’annoncer la mobilisation générale. Craignait-il sa répercussion sur la société ?

Évidemment, d’où la mobilisation dite « partielle ». Mais, ce qui compte, c’est surtout que l’article 7 de cet oukase, qui porte sur sa dimension, n’a pas été rendu public ! Cela contribue à faire monter l’inquiétude au sein de la société russe. Où va-t-on ? Le ministre de la Défense dit vouloir mobiliser 300 000 hommes. Des journalistes évoquent le chiffre de 1 à 1,2 million. D’autres 3 millions. Bref, c’est une inconnue totale, avec des conséquences très concrètes. Quand on reçoit son ordre de mobilisation, on n’a plus le droit de bouger. D’où la précipitation des gens qui cherchent à partir avant d’être mobilisés. D’où, aussi, les manifestations de rue. Pourtant, il reste très difficile de protester. On a vu des gens être arrêtés, incarcérés, puis illico envoyés au front.

Autre difficulté : ces expressions de mécontentement tiennent surtout à des initiatives locales. Des groupes de femmes se forment, refusant que leurs enfants aillent à l’armée. Mais les structures qui auraient permis de fédérer ces oppositions sont depuis longtemps démembrées. Dès lors, des familles poussent leurs enfants à partir. C’est possible pour ceux qui ont de l’argent et des réseaux. Les autres tentent de soudoyer un responsable local pour qu’il leur octroie une dispense. Certains se cassent le bras pour échapper à la guerre. Une guerre dont il ne faudrait pas oublier, toutefois, que pas mal de gens la soutiennent encore.

Les ultranationalistes sont extrêmement présents dans les médias russes. Quel est leur poids réel dans la société ?

Comme il n’y a pas d’élections en Russie, il est très difficile de répondre. J’aurais tendance à penser qu’un tiers de la population a des aspirations démocratiques. Un autre se détourne de la politique. Un dernier tiers réunit les mouvements patriotiques, ou liés à l’Église ou aux gouverneurs locaux. Ceux-là soutiennent la ligne dure du gouvernement. Mais, même s’il existe des cercles très radicaux – assez petits – disposés à aller combattre, il est très difficile de cerner le niveau réel d’engagement qui anime la frange « patriote ». Récemment, des partisans en exil de l’opposant embastillé Alexeï Navalny ont piégé le fils de Dmitri Peskov, le porte-parole de Poutine. Se faisant passer pour des recruteurs, ils lui ont intimé de se présenter immédiatement au bureau de mobilisation. Réponse : « Non. Pour moi, les choses se passent à un autre niveau, la mobilisation ne me concerne pas. » Ça montre le patriotisme d’opérette de certains promoteurs de cette guerre.

Si l’armée russe subissait une deuxième débâcle, Poutine pourrait-il y survivre ?

Aujourd’hui, on voit mal comment Poutine pourrait sortir par le haut d’une nouvelle défaite militaire. Le problème est qu’il est dans une fuite en avant : ses engagements auprès du peuple font qu’il ne peut plus reculer. De plus, les crimes commis en Ukraine sont tels que, tout en gardant des soutiens dans sa population, le pouvoir se retrouve piégé.

On entend beaucoup dire que, si les choses tournaient très mal, Poutine chercherait à préserver au moins la Crimée, pour des raisons économiques et stratégiques. Qu’en pensez-vous ?

La Crimée a été le nœud du conflit depuis 2014 et elle est devenue son point essentiel de cristallisation. Mais, après ce qui s’est passé dans le Donbass, je ne vois pas comment Poutine pourrait y renoncer, et je ne vois pas non plus comment l’Ukraine pourrait le faire. Cela bloque, par exemple, toute option de « troc » Donbass contre Crimée que certains analystes imaginent pour mettre fin à cette guerre. Sur le court terme, je suis assez pessimiste. 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & SYLVAIN CYPEL

 

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