« L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux. » C’est avec ces vers de Voltaire, lus par Talma lors de l’entrevue d’Efurt en 1808, que Napoléon fit célébrer la paix de Tilsit signée avec le tsar Alexandre Ier un an auparavant sur un radeau au milieu du fleuve Niémen. Las, sept ans après celle-ci, l’empereur russe était à Paris avec l’armée victorieuse des coalisés. Napoléon, défait, s’était retiré à l’île d’Elbe. Entre chefs d’État, il n’existe pas d’amitié éternelle, juste des alliances de circonstance.

L’évocation des mœurs diplomatiques de l’Europe du début du XIXe siècle peut-elle servir de clé de lecture pour comprendre l’avenir des relations entre la Chine et la Russie deux siècles plus tard ? Ou bien cette interprétation fait-elle preuve d’un cynisme anachronique ? La réponse est moins claire qu’il n’y paraît. Quelques jours avant la date fatidique du 24 février 2022, Xi et Poutine, à l’occasion des Jeux olympiques d’hiver à Pékin, déclaraient la profondeur de leur amitié éternelle. Au-delà de la proximité de leurs visions du monde, les deux hommes s’appréciaient personnellement et entendaient le faire savoir. Ils partageaient une même conviction : les démocraties libérales classiques à l’occidentale étaient condamnées à l’obsolescence. L’avenir appartenait aux régimes autoritaires.

Entre chefs d’État, il n’existe pas d’amitié éternelle, juste des alliances de circonstance

Ils n’utilisaient pas le terme de « despotisme oriental », cher au philosophe américain d’origine allemande Karl August Wittfogel, mais c’est bien à cela qu’ils pensaient, convaincus qu’en se déplaçant de l’Ouest vers l’Est, le flambeau de l’Histoire était en train de passer d’un modèle démocratique, qui venait de faire la preuve aux États-Unis de sa confusion et de sa faiblesse – la marche sur le Capitole du 6 janvier 2021 en était la démonstration la plus spectaculaire –, au modèle autoritaire, qui était celui de l’avenir. Fort du soutien sans faille de Pékin, convaincu de la faiblesse de Washington au lendemain de l’humiliant retrait de Kaboul du 15 août 2021, considérant l’Union européenne comme inexistante, Poutine décidait d’envahir l’Ukraine. Les puissances occidentales n’avaient pas réagi à la conquête de la Crimée en 2014, pourquoi en irait-il différemment en 2022 ?

Sans aller jusqu’à soutenir l’action russe à l’assemblée générale des Nations unies, la Chine, tout comme l’Inde, s’abstint de la critiquer, s’enfermant dans une neutralité que l’on pouvait juger positive à l’égard de Moscou. La Chine devenue « fille aînée » des Nations unies ne pouvait dire ouvertement qu’elle soutenait une violation flagrante du droit international, mais elle ne masquait pas non plus où allaient ses préférences. On pouvait même légitimement se demander si elle ne voyait pas dans le choix de Poutine comme un encouragement et un modèle. Moscou montrait la voie à Pékin : Taïwan allait connaître le sort de l’Ukraine. L’alliance des autoritaires ne bénéficiait-elle pas de la neutralité presque positive de la majorité des pays du Sud ? Loin de rallier le monde occidental dans sa condamnation de la Russie, ceux-ci ont eu à cœur de ne pas choisir avec clarté leur camp. Dans leur refus de se prononcer, les pays du Sud ne traduisaient-ils pas, à l’occasion de la guerre en Ukraine, l’émergence d’une nouvelle géographie émotionnelle du monde ?

« Décadence compétitive »… Et si la formule s’appliquait à la Russie et à la Chine ? 

La Russie pouvait s’être isolée du monde occidental, mais l’Occident lui-même n’était-il pas isolé du reste du monde ? Dans des continents comme l’Afrique et l’Amérique latine, ou des régions comme le Moyen-Orient, les souvenirs négatifs de la période coloniale faisaient comme une remontée à la surface. Alors que la Chine et la Russie profitaient de leur image plus neutre, sinon positive pour une Russie qui se drapait derrière les « nobles idéaux » internationalistes de l’URSS.

Cette lecture n’est-elle pas aujourd’hui dépassée ? Tout cela n’a-t-il pas brutalement changé au cours des dernières semaines ? Soutenir un pays qui utilise la force pour élargir son territoire et promouvoir ses intérêts est une chose, se retrouver aux côtés d’un perdant qui remet en cause, par ses erreurs et ses échecs, l’idée même que l’Histoire va du côté des régimes autoritaires en est une autre. Une Russie brutale mais victorieuse qui montre la voie à la Chine, tout en demeurant clairement le partenaire junior de Pékin : le pari valait la peine d’être poursuivi. Mais se retrouver l’allié d’un État paria dont la brutalité ne saurait masquer les signes de faiblesse de son régime peut devenir dangereux.

À la fin des années 1980, le philosophe spécialiste des relations internationales Pierre Hassner parlait d’un processus de « décadence compétitive » pour décrire l’évolution respective des États-Unis et de l’URSS. Et si la formule s’appliquait aujourd’hui à la Russie et à la Chine ? Les fuites en avant autoritaires des deux dirigeants chinois et russe ne les isolent-elles pas toujours davantage dans leurs pays respectifs ? Ne doit-on pas mettre en parallèle – toutes proportions gardées, bien sûr – l’échec de Poutine en Ukraine et celui de Xi face au Covid ?

« Il existe un malaise entre Pékin et Moscou qui ne permet plus de parler, comme on le faisait hier, de logique de blocs »

Il ne s’agit pour le moment que d’un raccourci audacieux, qui ne tient pas compte des différences structurelles existantes entre un géant économique, technologique et démographique, la Chine, et un pays qui n’a plus que son arsenal nucléaire pour justifier son statut de grande puissance, la Russie. Au lendemain du sommet de Samarcande de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui a été le lieu de la première rencontre directe entre les dirigeants russes et chinois depuis les débuts de l’invasion russe de l’Ukraine, on peut légitimement se demander si l’amitié indéfectible entre Xi et Poutine est aussi solide et inébranlable que les deux hommes le déclarent.

Contrairement à l’Inde de Modi, la Chine de Xi n’a pas clairement pris ses distances avec Poutine. Mais il existe un malaise entre Pékin et Moscou qui ne permet plus de parler, comme on le faisait hier, de logique de blocs. Le 27 septembre, le représentant chinois à l’ONU appelait au « strict respect du droit international » en Ukraine. On ne pouvait condamner plus clairement les référendums annoncés au Donbass et dans le sud de l’Ukraine par Vladimir Poutine. Associés contre les États-Unis et, plus largement, contre le modèle démocratique occidental, la Chine et la Russie ont des moyens et des intérêts trop divergents pour se comporter comme de véritables alliés. Aujourd’hui, tout comme le capitaine du Titanic, Poutine se retrouve bien seul. 

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