Le régime russe frappe les opinions occidentales par son degré élevé d’idéologisation, mais la manière dont celle-ci est produite est complexe. Il existe plusieurs écosystèmes idéologiques au sein du Kremlin, financés par différents groupes de pression, chacun avançant ses thèmes fétiches dans l’espoir de les voir repris au plus haut niveau. On constate, en outre, un va-et-vient permanent entre des mouvements et des figures produisant des idées et les cercles du pouvoir qui les instrumentalisent. Ainsi, ce que les médias occidentaux tendent à présenter comme des sources d’inspiration du Kremlin ne sont bien souvent que des chambres de résonance en charge de la mise en scène discursive de directions stratégiques prises en haut lieu. On connaît ainsi les travaux du fameux géopolitologue fasciste Alexandre Douguine (l’homme dont la fille a été assassinée le 20 août dans un attentat à la voiture piégée dont les auteurs restent inconnus), mais on a longtemps ignoré des figures politiquement plus influentes, par exemple Sergueï Karaganov, qui dirige le Conseil de politique étrangère et de défense, ou des institutions comme la Société historico-militaire, qui ont généré beaucoup d’idées servant à justifier la guerre actuelle, notamment la réactualisation de la lutte contre le « fascisme » venu d’Occident.

Hors des cercles du Kremlin, la production nationaliste se décline autour de plusieurs mouvances. Schématiquement :

1) des eurasistes, pour qui la Russie est une civilisation eurasienne, multinationale et multireligieuse ;

2) des ethnonationalistes, pour qui les Russes ethniques ont été les victimes de l’expérience soviétique et sont aujourd’hui victimes des migrants, en particulier des musulmans ;

3) des religieux, pour qui l’élément fondateur de l’identité russe réside dans l’orthodoxie.

Le regard – positif ou négatif – que portent ces groupes sur le passé soviétique diverge, de même que la place qu’ils accordent au nationalisme ethnique ou étatique et que le rôle majeur ou annexe qu’ils donnent à l’Église. Tous se retrouvent néanmoins autour de trois idées majeures :

1) la Russie est une civilisation à part, une entité vivante par-delà les changements de régime et de frontières, qui doit exister sur la scène internationale en tant que telle ;

2) l’Occident est l’ennemi principal de la Russie, pour des raisons géopolitiques ou morales ;

3) la Russie ne peut survivre que par son unité, et la population doit soutenir la toute-puissance de l’État.

Sous Poutine, le Kremlin a longtemps refusé de prendre parti pour l’un ou l’autre de ces discours, jouant la carte du pluralisme doctrinaire. Mais ce jeu d’équilibre étant devenu de plus en plus précaire, la rigidité a graduellement remplacé la flexibilité. Avec la guerre en Ukraine, les stratégies d’endoctrinement de la population, en particulier des jeunes, jugés (à juste titre) les moins patriotes, se sont accentuées. Même s’il reste difficile d’identifier une doctrine russe officielle reposant sur un ensemble intellectuel cohérent, le discours du pouvoir est devenu plus précis en bien des points. Vladimir Poutine fait ainsi maintenant explicitement référence à une Russie ayant un projet impérial. L’empire a émergé comme un concept unificateur de tous les courants doctrinaux existants : il combine la continuité historique de la Russie par-delà les divisions politiques et les changements de frontières, le noyau culturel orthodoxe, l’argument d’une supériorité morale face à un Occident perverti, et l’image d’une Russie-civilisation, capable de parler au reste du monde d’égal à égal et porteuse du projet d’un monde multipolaire.

L’empire a émergé comme un concept unificateur de tous les courants doctrinaux

Ce projet parle à un cartel idéologique qui a le vent en poupe depuis plusieurs années : les partisans d’une Russie monarchique, pour qui une autocratie orthodoxe constitue le régime politique « naturel » du pays. Parmi eux, l’oligarque Konstantin Malofeïev, financier de l’annexion de la Crimée et des mouvements sécessionnistes du Donbass et grand ami des extrêmes droites et du gotha aristocratique européen, ou encore des figures de proue de la politique culturelle patriotique russe, par exemple le cinéaste Nikitaï Mikhalkov.

L’élément ethnonationaliste n’est pas présent dans les discours poutiniens, mais il existe à travers l’idée « grand-russe » d’une unité des Slaves de l’Est sous leadership russe. Jusqu’à présent, ce thème n’avait jamais constitué un élément central des déclarations officielles et occupait une niche mineure autour de figures comme l’ancien vice-Premier ministre Dmitri Rogozine, l’un des faucons du régime, et tous les partisans d’une lecture à la Soljenitsyne d’une unité des Slaves de l’Est. Cette vision avait également été mise en avant par le Patriarcat de Moscou, à travers le concept de « territoire canonique », par lequel est rejetée la possibilité d’une autocéphalie (autonomie) pour les Églises ukrainienne et biélorusse. Mais elle n’avait jamais été articulée de manière aussi explicite par Poutine lui-même avant son article de 2021 sur l’unité russo-ukrainienne.

Les élites sont divisées et la population peu réceptive à l’endoctrinement

Ce thème de l’unité des Slaves de l’Est est conjugué à une obsession pour la mémoire de la Seconde Guerre mondiale – dorénavant figée dans des discours et rituels sacralisés – et projeté sur le conflit actuel à travers l’idée de la « dénazification » de l’Ukraine, nécessaire pour que les Ukrainiens redécouvrent leur appartenance au monde russe. Ce concept de « monde russe », très en vogue au début des années 2010, s’est retrouvé entièrement absorbé par la question ukrainienne : promouvant originellement une Russie déterritorialisée, insistant sur les liens culturels entre les diasporas russes et la mère-patrie, il est aujourd’hui devenu synonyme de conquête territoriale dans sa version la plus brutale.

L’idée d’une unité des Slaves de l’Est – au nom d’une origine commune remontant à la Russie kiévienne ainsi que des siècles passés ensemble au sein de l’Empire russe – ne constitue pas à proprement parler du panslavisme. L’unité globale des Slaves n’est plus à l’ordre du jour : au contraire, les pays slaves d’Europe centrale, Pologne en tête, sont perçus comme des ennemis géopolitiques cruciaux de la Russie. Mais si le panslavisme est mort, le panorthodoxisme survit dans les discours moscovites de soutien aux frères orthodoxes, en particulier serbes et grecs, ainsi qu’aux chrétiens d’Orient – même si le conflit ukrainien et la rupture de l’Église orthodoxe ukrainienne avec le Patriarcat de Moscou ont accéléré les schismes au sein du monde orthodoxe.

Restent les ambiguïtés inhérentes au projet impérial russe. Sur la scène intérieure, la Russie se présente toujours en « nation multinationale » et célèbre ses minorités ethniques et religieuses – les Tchétchènes, les Daghestanais et les Bouriates, qui sont par ailleurs parmi les premiers à avoir été envoyés se battre à la suite du déclenchement de l’invasion. Mais, dans sa relation à l’Ukraine, Moscou se pense en empire « grand-russe », niant le droit à une existence autonome de la nation ukrainienne. Le thème eurasien se trouve soudainement relégitimé par le découplage avec l’Occident dû aux sanctions : la mission naturelle de la Russie serait de se tourner vers l’Asie pour former un nouveau bloc du monde multipolaire – c’est l’idée de « Grande Eurasie » avancée par Karaganov, qui recouvre les projets régionaux russes comme l’Union économique eurasienne et les projets chinois des « nouvelles routes de la soie ».

La rigidification idéologique du régime poutinien ressemble à un difficile jeu d’équilibriste, car les élites sont divisées en au moins deux camps, les faucons et les centristes, tandis que la population est peu réceptive à l’endoctrinement qui lui demande d’aller au-delà d’un soutien passif à la guerre. Plus le régime s’engagera dans la création d’une mythologie nationale inflexible, plus il sera difficile d’éviter soit une répression intérieure de grande ampleur, soit un reality check, une confrontation avec la réalité, qui reconnaisse la faillite du Kremlin à façonner la Russie et son environnement. 

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