Dans son Vingt mille lieues sous les mers, paru en 1869, Jules Verne prêtait à son héros, le professeur Aronnax, ses propres interrogations sur les abysses. « Les grandes profondeurs de l’Océan nous sont totalement inconnues. La sonde n’a su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abîmes reculés ? Quels êtres habitent et peuvent habiter à douze ou quinze milles au-dessous de la surface des eaux ? » C’est en montant à bord du Nautilus, le submersible du sombre capitaine Nemo, qu’il en apprendra davantage sur les mystères de ces fonds ténébreux – ou du moins ce que l’écrivain pouvait en deviner.

Un siècle et demi après la publication du plus célèbre des romans sous-marins, que sait-on des abysses ? Quels secrets recèlent ces immensités dont le nom signifie, en grec, « sans fond » ? C’est ce qu’entreprend de découvrir, entre autres missions scientifiques, la Flotte océanographique française, opérée par l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer), le seul du pays entièrement consacré à l’océan. Une démarche novatrice et singulière qui regroupe tous les moyens scientifiques français consacrés à la mer sous une même infrastructure. Cette communauté, qui réunit notamment des chercheurs du CNRS, de l’IRD et de l’Ifremer, travaille à bord de navires hauturiers comme de systèmes sous-marins, dont le bien nommé Nautile, capable de transporter un équipage à 6 000 mètres de profondeur. Elle pousse ainsi toujours plus loin la découverte de ce « monde du silence », une exploration fascinante que ce numéro spécial du 1 hebdo vous dévoile et qui pourrait ces prochaines années faire grand bruit.

Car plus on en apprend sur eux, plus les abysses soulèvent d’interrogations. Sont-ils voués à devenir la poubelle géante d’une humanité négligente ? Une immense zone d’entraînement militaire, loin de tous les regards ? Ou encore la dernière frontière de l’exploitation minière ? Faute d’une gouvernance claire, le destin des grands fonds marins est encore hésitant. Et la science qui s’y déploie navigue entre ces différents enjeux. Ici, caractériser une biodiversité dont on effleure à peine l’incroyable richesse, avec des formes de vie dont on ignorait l’existence il y a encore cinquante ans, capables de vivre de soufre et d’eau salée. Ailleurs, comprendre comment de « simples galets » peuvent créer de l’oxygène dans les plaines abyssales, estimer la richesse en nickel ou en lithium de ces nodules polymétalliques, posés au fond de l’eau, qui attirent la convoitise des industriels… Alors que l’acidification des océans progresse, et avec elle les risques environnementaux pour ce monde nouveau (pour nous, tout du moins), la protection de la « Zone » apparaît plus impérative que jamais. Pour que le vertige de ces profondeurs se borne à la contemplation de leur singulière beauté. 

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