Prononcez « abysses ». Les uns songeront au capitaine Nemo, les autres penseront à une scène phosphorescente du film de James Cameron, d’autres enfin imagineront un bestiaire inconnu.

Les abysses, c’est le mystère ultime, la fascination ou l’effroi. C’est ce vertige qui prend l’humain dès qu’il se penche sur l’étendue marine, dont il ne voit qu’à peine les premiers mètres. Car l’Océan, c’est le visible et l’invisible à la fois. L’ambiguïté métaphysique. Il est présent partout, mais ne laisse voir de lui que son dos, épiderme liquide, tantôt bleu, tantôt noir, toujours secoué de spasmes.

Abysses, d’ailleurs, cela veut dire « sans fond ». Un héritage des Grecs. Une métaphore pour dire l’inaccessibilité des profondeurs.

Que cachent ces « aciers liquides », pour reprendre ces mots d’Hugo, les plus beaux pour dire les flots ?

Chacun son rêve. Pour les Anciens, les abysses dissimulent des civilisations fabuleuses, des monstres effrayants ; pour les modernes, tout aussi curieux, mais à l’imagination peut-être un peu plus sèche, un environnement inhabitable. Aux yeux des savants du siècle des Lumières, difficile de croire en un monde dont les eaux dissolvent les rayons du soleil. Un naturaliste, François Péron, va jusqu’à prêter à l’Océan un cœur de glace. Les icebergs que nous voyons flotter à la surface ne sont pour lui que d’immenses morceaux détachés des profondeurs congelées, remontant à la surface tels des glaçons dans un verre. En 1841, Edward Forbes et sa théorie azoïque sonnent le glas de toute rêverie. En dessous de 548 mètres, il n’y a rien ou presque. La vie peut s’y égarer mais pas y foisonner. Comment le pourrait-elle, au risque de défier les lois de la nature ?

Au gré des chalutages, les pêcheurs remontent bien quelques étranges spécimens dont on soupçonne l’épanouissement profond. Mais c’est en 1977 que le miracle se produit. Les abysses retrouvent d’un coup leur super puissance fantasmagorique. On repère une trace d’activité volcanique par 2 300 mètres de fond, au large des Galápagos. On affrète le submersible Alvin. Par les hublots, on aperçoit l’invraisemblable. D’immenses structures minérales, se dressant en cônes de plusieurs mètres, crachent une fumée noire et toxique à 350 degrés Celsius. Alentour, des vers rouges, géants de 2 mètres, forment des massifs tentaculaires et mouvants, traversés par un nombre infini de crustacés, de poissons, de coquillages, tous inconnus. Un écosystème insoupçonnable vient d’être découvert. Présent dans tous les océans. Colossale onde de choc. La vie se trouve où on la pensait impossible. Sans lumière, sous pression ! 1977… C’est huit ans après avoir posé le pied sur la Lune. Plus facile d’aller dans l’espace que dans nos profondeurs. Mais, grâce à ces dernières, l’espace se repeuple. Cette faune bizarre, vivant d’eau noire et de soufre, rend probable le développement de la vie sur des satellites liquides et glacés, tels Europe ou Ganymède. On pense même aujourd’hui que dans des cheminées assez semblables à celles-ci auraient été conçues les premières briques élémentaires de la vie. Nous contemplerions dans ces fumeurs noirs comme nos matrices originelles. La Terre serait notre ancêtre à tous. La réalité surpasse les mythes.

J’ai eu la chance de participer à une expédition d’exploration des abysses. J’ai vu ces écosystèmes. Je ne me suis jamais remis de tant de merveilles. Nous testions la résilience de la faune des profondeurs. Au cas où une exploitation minière viendrait à être autorisée. Nous étions bouleversés qu’un tel monde, à peine découvert, puisse déjà disparaître.

Aussi vais-je partager avec vous l’une des révélations qui m’a donné l’envie de le protéger coûte que coûte. Une nuit, à bord du Pourquoi pas ?, en plein milieu de l’Atlantique, j’étais de quart. Depuis le poste de pilotage du ROV Victor, nous regardions les images d’un champ hydrothermal que nous retransmettait en direct ce petit submersible téléguidé par nous depuis le bateau, 1700 mètres plus bas. Sur les parois d’une cheminée, ça grouille. Plusieurs milliers de crevettes s’enchevêtrent en rubans surpeuplés. Elles se nourrissent de liquides toxiques s’échappant du cône. Soudainement paniqué à la pensée de cette vie passée là à s’entasser, réduite à quelques mètres, pas trop loin pour ne pas geler, pas trop près pour ne pas brûler, je dis à la scientifique qui était avec moi : « C’est ça, l’énergie créatrice de la vie ? Tout ça pour ça ? Faire durant toute son existence comme la queue dans un supermarché géant où toute une mégalopole se serait donné un sempiternel rendez-vous ? » La scientifique me répondit alors : « Peut-être qu’elles sont tout simplement à leur place, qu’elles tiennent tout leur être dans l’ici et le maintenant. Qu’elles sont là, et juste heureuses d’être là. » Pour moi qui, comme tout humain, me persuadais d’être toujours mieux là où je ne suis pas, qui espérais l’avenir tout en regrettant le passé, la révélation s’avéra foudroyante. Ces crevettes ressemblent étonnamment, pensai-je alors dans ce poste de pilotage, aux âmes bienheureuses du paradis telles que les décrit Dante dans sa « rose blanche », absorbées en contemplation par la lumière divine, transfigurées de joie dans un ici et maintenant éternel.

Ces crevettes réalisent l’idéal mystique de toute l’humanité : elles sont ce qu’elles font et font ce qu’elles sont.

De cette expédition, j’ai rapporté un trésor précieux. De l’amour. J’ai fait involontairement ce qu’il y a de mieux à faire en ce monde malmené : j’ai laissé la vie des profondeurs peupler les profondeurs de ma vie. 

* C’est le sens en anglais de l’abréviation ROV, « véhicule sous-marin téléopéré ».

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