Qu’appelle-t-on les abysses ?

W.R. : La définition la plus utilisée est liée à la lumière : dès qu’il n’y en a plus, à partir de quelques centaines de mètres de profondeur selon la turbidité – soit l’aspect plus ou moins trouble de l’eau –, on arrive dans les grands fonds, composés de plaines abyssales, de monts sous-marins, de failles, de volcans… Si l’on regarde une carte, cela exclut globalement des abysses les plateaux continentaux, qui descendent généralement à 200 mètres. On a aussi défini les grands fonds en termes d’exploitabilité, mais ce critère bouge au fil des innovations : il y a quarante ans, on ne pensait pas exploiter du pétrole à 2 000 mètres de profondeur ; aujourd’hui, c’est banal.

S.G. : Le terme « abysses » n’a pas de réalité juridique. En 1958, dans les conventions de Genève sur le droit de la mer, on a eu recours au critère de la profondeur, avant de l’abandonner au profit d’un découpage horizontal : chaque pays est décisionnaire dans la zone sous souveraineté nationale – ou zone économique exclusive (ZEE) –, qui s’étend a minima jusqu’à 200 milles marins (370 kilomètres) de ses côtes. Au-delà commence « la Zone », gérée par l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM), créée en 1994. C’est souvent cet espace qui est désigné par l’expression « grands fonds marins ».

Quel est l’intérêt scientifique de ces espaces ?

W.R. : En géologie, on peut observer d’anciennes croûtes océaniques remontées à la surface – par exemple, dans les Alpes –, dont les roches peuvent avoir 2 milliards d’années. Dans les océans, en revanche, la croûte océanique est plus jeune – généralement moins de 200 millions d’années –, car la partie plus ancienne a été recyclée dans le manteau terrestre par le processus dit de subduction. On peut donc y décrypter plus facilement l’historique de la roche.

L’exploration sous-marine a ainsi permis de vraiment découvrir la tectonique des plaques. On l’observait partiellement à terre mais, sous l’océan, ça a été un déclic : la surface de la Terre est divisée en grandes plaques, qui bougent, avec des failles, des rifts… Et je ne parle pas des découvertes en biologie, à propos des écosystèmes et de la biodiversité !

Les grands fonds sont-ils le dernier terrain de jeu des explorateurs et des exploratrices ?

W.R. : Sans doute, du moins si l’on exclut l’espace ! Je suis très excité à chaque fois que je pars en campagne car je sais que nous allons découvrir des choses inédites : de nouvelles structures géologiques, un relief non cartographié, des fluides qui s’échappent des fonds marins sans raison apparente… On réalise également que tous les sujets sont liés. Ma dernière campagne concernait par exemple les failles sous-marines actives. Seulement, pour les étudier, il faut comprendre les systèmes de fluides qui circulent dans la Terre, parce qu’ils influencent les risques sismiques, etc. Tout devient pluridisciplinaire.

À quel point connaît-on ces grands fonds ?

W.R. : On estime que seuls 10 % à 15 % sont cartographiés à une échelle raisonnable, avec des pixels de moins de 400 mètres de côté. Ailleurs, la précision est plutôt de l’ordre du kilomètre. La difficulté pour cartographier l’océan, c’est l’eau ! On ne peut pas utiliser la photo, comme pour les continents, parce que la lumière ne pénètre pas assez profond.

On dispose toutefois de moyens de plus en plus avancés : des véhicules sous-marins téléopérés, des engins autonomes (AUV), des drones de surface capables de faire des prélèvements dans l’air, dans l’eau… L’AUV Ulyx, par exemple, peut descendre jusqu’à 6 000 mètres de profondeur et cartographier en une journée une zone de 10 kilomètres de côté. Mais il faut réaliser que la ZEE de la France à elle seule s’étend sur 10 millions de kilomètres carrés ! C’est comme explorer une immense forêt avec une torche…

On a donc constamment des surprises. Un jour, à bord du Marion Dufresne, dans l’océan Indien, la carte indiquait une profondeur de 3 000 mètres, or on a réalisé que le fond se trouvait seulement à 60 mètres ! C’est aussi comme cela que dans l’océan Pacifique, un sous-marin des États-Unis a heurté un mont sous-marin à pleine vitesse, faisant un mort.

Comment encadrer des espaces aussi mal connus ?

S.G. : C’est difficile, d’autant que les usages se multiplient, et avec eux les potentiels conflits : le transport, la pêche avec le chalutage de fond, les pipelines avec les risques d’accident associés, les câbles électriques ou Internet, qui sont régulés par le Comité international des câbles… Sans oublier les enjeux stratégiques et militaires sous-marins, bien moins transparents.

La conférence de Stockholm, en 1972, est venue ajouter la question de la conservation. Les monts sous-marins ont, par exemple, été reconnus comme « écosystèmes marins vulnérables ». On est donc censés les protéger, sauf que l’on ignore où ils se situent ! Et de nouveaux usages apparaissent encore, avec les projets d’exploitation minière, de séquestration de CO2 dans les fonds marins… Le droit court après ces développements technologiques.

W.R. : Un autre exemple : dans les années 1980, de grands projets envisageaient de propulser des obus remplis de déchets nucléaires dans les sédiments des plaines abyssales afin qu’ils y restent « stockés ». Ça n’a jamais été réalisé, mais il y a eu des tests…

De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque les « ressources minérales » présentes dans les grands fonds ?

W.R. : On y trouve trois sources de minerais. D’abord, des nodules polymétalliques : ils se forment autour d’un noyau – comme une dent de requin ou un morceau de roche volcanique – sur lequel des minerais présents dans l’eau de mer vont précipiter et former des couches successives ; au bout de plusieurs millions d’années, le nodule atteint à peu près la taille d’une pomme de terre, avec une concentration variable en manganèse, fer, nickel et autres métaux… Sur des fonds marins à 4 000 ou 5 000 mètres, comme dans la zone de Clarion-Clipperton, au milieu du Pacifique, on trouve ces nodules tous les 10 ou 20 centimètres sur le sol. Ensuite, il existe des encroûtements cobaltifères, sur les pentes des monts sous-marins : la formation d’un millimètre d’épaisseur de tels encroûtements prend plusieurs millions d’années. Enfin, on trouve les sources hydrothermales, où les fumeurs rejettent des fluides à haute température, chargés de divers éléments chimiques. Près d’une centaine de sites actifs sont répertoriés, et tout un écosystème s’y développe grâce à la chimiosynthèse. En effet, à ces profondeurs et loin de la lumière, il ne peut y avoir de photosynthèse.

S.G. : Une étude publiée cet été nous apprend aussi que les nodules polymétalliques produiraient un « oxygène noir » dans les fonds sous-marins, loin de toute lumière. Cela montre la complexité de toutes ces interactions. Jusqu’aux années 1960, on pensait les grands fonds vides et inertes, mais plus on les explore, plus on réalise que ce n’est pas le cas, bien au contraire !

L’exploitation de ces richesses minérales est-elle lancée ?

S.G. : Parmi ses compétences, l’AIFM peut accorder des contrats d’exploration scientifique, avec un encadrement strict. À ce jour, trente et un ont été accordés à des entreprises. La Chine en patronne le plus, suivie de la Russie. La France en détient deux.

Concernant l’exploitation, les discussions étaient en cours au siège de l’AIFM, en Jamaïque, pour savoir quel règlement adopter. Cela aurait pu durer encore longtemps, mais Nauru, un micro-État du Pacifique, a fait un coup d’éclat : une entreprise, The Metals Company, a fait miroiter à ce pays en faillite d’énormes gains avec les ressources minières des grands fonds ; il a donc déposé une requête en exploitation, en 2021. Cela a fait basculer les négociations dans l’urgence car, selon les règles de l’AIFM, une fois qu’une telle demande est faite, les pays membres ont deux ans pour adopter un règlement sur l’exploitation.

W.R. : L’autre facteur d’urgence parfois cité est la transition énergétique, qui nécessite des minéraux critiques, comme le nickel, le cuivre ou le cobalt. Toutefois, même si l’exploitation devient techniquement possible, personne ne peut dire aujourd’hui si elle est rentable. La concentration en minerais des nodules, par exemple, est extrapolée à partir d’un nombre limité d’échantillons récupérés dans l’océan Pacifique ! Nous n’avons aucune idée non plus des conséquences environnementales. Certains parlent d’une exploitation « durable » des grands fonds, mais pour ce type de ressources ce n’est pas possible.

S.G. : En milieu liquide, les risques de contamination sont démultipliés. Des ONG soulignent par exemple que l’exploitation minière créerait un panache de sédiments, dont on ignore l’ampleur et les impacts. Toucher aux grands fonds risque aussi de perturber le rôle de « régulateur du climat » de l’océan. On pourrait également perdre le potentiel de ressources génétiques que recèlent les organismes présents dans les grands fonds, et qui pourraient permettre des avancées, notamment médicales.

Comme dans beaucoup de cas, l’incertitude scientifique est instrumentalisée : on assiste à des batailles de données entre les pro et les anti. Au sein de l’AIFM, les discussions sont très tendues entre les États favorables à l’exploitation – Singapour, la Norvège, Nauru, les pays africains qui espèrent récupérer des richesses… – et ceux qui demandent un moratoire, en attendant de savoir quel impact aurait l’exploitation. La France se veut cheffe de file sur ce sujet, avec une trentaine d’autres États. Ce n’est néanmoins pas suffisant.

W.R. : Cela dit, on a eu la surprise de voir l’élection d’une nouvelle secrétaire générale de l’AIFM cet été, la Brésilienne Leticia Carvalho, qui semble être plutôt dans l’optique de la prudence.

Les scientifiques ne sont-ils pas pieds et poings liés, si l’exploration est financée par les entreprises ?

W.R. : Les programmes cofinancés par les entreprises concernent des recherches très en amont. L’un d’eux, mené par l’Ifremer, Eramet et d’autres partenaires, visait par exemple à trouver des systèmes hydrothermaux actifs dans la ZEE française et à comprendre leur fonctionnement, non à chercher des ressources minérales. Ces thématiques offrent aux scientifiques la possibilité de financer une partie de leurs campagnes d’exploration et de publier des études scientifiques, mais il est vrai que cela peut les mettre dans des situations délicates.

S.G. : Plus globalement, l’exploitation des richesses minérales des grands fonds s’inscrit dans la même mouvance que les projets de séquestration de CO2 : plutôt que de changer de modèle économique, d’essayer d’utiliser moins de ressources, on cherche les moyens technologiques de continuer comme avant. Si par malheur l’exploitation était rentable, elle permettrait de dire : « Maintenant que nous avons épuisé les ressources à terre, continuons dans les fonds marins… » C’est triste.

Y a-t-il une probabilité que les fonds marins deviennent un espace uniquement dédié à la science, comme l’Antarctique ?

S.G. : À mon avis, nous n’en prenons pas le chemin, même si l’AIFM peut encore nous réserver des surprises.

W.R. : Il faut aussi prendre conscience que même la recherche pure et fondamentale peut avoir des conséquences, par exemple en contaminant un site involontairement. Dans les années 1960, on pensait ces espaces désertés de toute vie. Aujourd’hui, on mesure que chaque acte peut avoir un impact.

S.G. : Le milieu de la recherche de terrain se pose en effet bien plus de questions que par le passé. Une éthique de l’océan est en train de naître.

 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER 

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