Que vous inspire le nouveau paysage politique au sortir de la présidentielle et des législatives ?

Si l’on ne se focalise pas sur le choix initial de la verticalité par Emmanuel Macron, il faut comprendre pourquoi – sans tomber dans le piège du « tout est de sa faute » – il est l’arroseur arrosé, le dynamiteur de la classe politique qui finit par incarner le système et n’échappe pas à l’effet punching-ball. Je pense que la crise de la représentation politique est une crise de la représentation historique de la société et de la France, à un moment où le rapport à l’Europe et au monde se modifie. La question n’est pas de savoir si l’on va recomposer une gauche et une droite.

« Par-delà la crise de la représentation politique, la montée de l’abstention est impressionnante »

Deux événements sont à prendre en compte. Par-delà la crise de la représentation politique, la montée de l’abstention est impressionnante. Cela fait réfléchir quant au refus de la représentation. La coupure entre le haut et le bas est radicale, et ce n’est pas seulement dû au RN. Ce phénomène est aussi visible chez les jeunes entre 18 et 24 ans, qui ne sont, pour beaucoup, plus dans la course du politique. L’autre élément, c’est – j’y viens – la montée du RN. Or, on fait comme si le débat opposait avant tout la droite centrale de Macron à la gauche. J’y vois là une signification historique très profonde.

À quels moments historiques pensez-vous ?

D’abord, au tournant néolibéral pris par la gauche en 1983. On s’aperçoit alors qu’à la différence des pays scandinaves et de l’Allemagne, le compromis capital-travail ne fonctionne pas. Entre les syndicats, les politiques et les travailleurs, on ne sait pas avancer. À cette époque, on n’est pas une société du compromis, mais une société de la guerre civile permanente. Aujourd’hui l’emportent une « radicalisation verbale » et une sacralisation de la citation « hors contexte » qui entravent toute argumentation non dogmatique.

« La démocratie, c’est la capacité de pacifier la violence »

J’ajoute qu’après ce virage de 1983, on se tourne vers l’Europe, qui prend une place centrale. Et vers la démocratie médiatique. Les médias ont joué un rôle clé. Souvenez-vous : Mitterrand a fait venir en France Silvio Berlusconi. Celui-ci est à l’origine de la privatisation des chaînes, et il a initié le climat actuel qui veut que la société du spectacle organise les médias. Ce sont eux qui, d’une certaine façon, ont « inventé » Zemmour, lequel s’est installé dans le paysage médiatique – Le Figaro, puis l’émission de Ruquier, CNews – à force de polémiques brutales. La France est un pays qui souffre de l’absence de médiation.

L’autre événement majeur, c’est la crise de la laïcité qui éclate en 1989 avec l’affaire du voile de Creil. La question de la laïcité opposait jusqu’ici la gauche à la droite catholique. Elle se concentre cette fois sur l’islam. Et le problème est toujours là : la gauche est divisée sans l’assumer. C’est le même problème de fond que celui apparu en 1983 : on ne sait pas débattre. Surtout à gauche. On a assisté à un non-débat qui va de pair avec une violence verbale inadmissible dans la vie politique. La démocratie, c’est la capacité de pacifier la violence. Elle doit avoir des règles. Sur ce terrain, Macron n’a pas aidé.

Pourquoi ?

Il est entré dans la logique de la verticalité. Paul Ricœur disait : il faut retrouver de l’autorité. Macron comprend qu’il faut faire de la verticalité. En réalité, Ricœur veut dire qu’en démocratie, l’autorité est en bas, chez le peuple ; qu’il faut être capable d’être reconnu, de susciter la confiance. Il s’agit de rétablir la confiance par des médiations. Retrouver des plus-values d’autorité, une formule empruntée à Max Weber. La verticalité ne peut pas faire autorité. Jérôme Fourquet l’a noté : on est dans la demande d’autorité, c’est pourquoi la police et, plus encore, l’armée ont la faveur de l’opinion.

Où le président Macron aurait-il pu puiser ces « plus-values » ?

Dans une meilleure compréhension de l’histoire depuis 1983 et, surtout, 1989. Il pensait qu’il fallait tout faire sauf du Hollande. On est passé d’un monde hiérarchique de partis, vertical, à un monde complexe, fluidifié, gazeux, où les militants s’engagent sur des terrains sociétaux. Si Macron adhère à la révolution technologique majeure en cours, il n’a pas de distance par rapport à elle. Quant à l’écologie, il l’a vue venir progressivement mais il l’a prise tardivement en compte. L’écologie, problème global, doit se déployer dans une articulation du global et du local.

Je pense que Macron n’a jamais cru qu’il fonderait un parti, d’où sa façon de s’enfuir dans la verticalité. Il prend ses décisions de façon rapide et solitaire. Qui l’entoure aujourd’hui ? Mitterrand avait Robert Badinter, Jack Lang, Roland Dumas et d’autres. Une gauche intellectuelle qui le nourrissait. Il y a sans doute quelque chose qui pèche chez le président actuel, du fait d’un manque de pédagogie globale. Lorsqu’il s’adresse au pays, son discours devrait consister avant tout en une remise en contexte historique de ce qui se passe, sans arrêt dans un univers digitalisé.

Il ne parvient pas non plus à s’approprier l’histoire en cours, au moment où la France préside l’Union européenne. Je suis surpris qu’il puisse dire que Poutine est dans une situation d’humiliation similaire à Hitler, à l’Allemagne d’après le traité de Versailles, c’est historiquement faux. Lui qui joue la carte européenne, je ne comprends pas qu’il ait pu faire campagne sans que cette dimension intervienne avant le voyage à Kiev, entre les deux tours des législatives. Jusqu’ici, le débat s’est d’ailleurs focalisé sur les accusations de viol contre Damien Abad et sur les incidents au Stade de France. Deux questions qui touchent à la violence.

« On dirait que seule la France se croit hors de l’histoire »

À mon sens, on ne résoudra pas notre problème de représentation politique si la France n’essaie pas de prendre pied dans l’histoire. Ce qui arrive en Ukraine est très important. L’Europe se recompose vers le Nord, vers les pays baltes et la Pologne. Nous jouons en deuxième ligne. Où se fait l’histoire ? Le président doit être capable de parler de la Chine, de l’Inde, de Taïwan. Je ne crois pas que nous vivions dans des sociétés post-historiques. L’histoire est là, elle s’exprime partout ailleurs. On dirait que seule la France se croit hors de l’histoire.

Qu’est-ce qui vous paraît le plus dangereux à ce stade ?

La question de la légitimité m’inquiète. Nombreux sont ceux qui disent que Macron n’est pas légitime car il a été élu par une petite minorité. On ne peut pas jouer ainsi avec l’élection démocratique. À quel moment est-on légitime ? À 10 % des inscrits ou à 99 %, comme Vladimir Poutine ou un tyran africain ? Une violence s’installe qui voudrait que plus personne ne soit légitime. Adrien Quatennens, réélu dans le Nord, ne serait alors pas plus légitime que Macron si l’on se réfère au nombre d’inscrits… Il faut pouvoir réapprécier, revaloriser les institutions démocratiques, à commencer par les élections. Je vois en France un manque de réflexion au sujet de ce qui porte une société démocratique déjà très fragile.

Précisément, comment ramener les Français à la politique ? Qui peut s’en charger ? Par quels actes ?

Ne faisons pas comme s’il n’existait pas de pratiques militantes. La société n’est pas pire qu’avant. Le désir de solidarité, de compassion, n’existe pas moins aujourd’hui qu’hier. On vit une double crise idéologique, celle du socialisme et celle du monde catholique, les deux porteurs historiques, et opposés, de la République. On observe des pratiques militantes sur le mode ONG plus que sur le mode partisan, qui ne valorisent pas les institutions. Elles ne s’inscrivent pas dans la durée, ne portent pas de médiation. La représentation est directe, comme l’ont théorisé les penseurs du XVIIIe siècle, Sieyès notamment ; elle est totalement démocratique, mais il faut l’inscrire dans la durée.

« Le problème central de Macron, ce sont les territoires »

Dans les mouvements citoyens, on voit s’exprimer le mépris des choses instituées. La question de l’autorité est centrale. Aujourd’hui, les politiques ne font pas autorité, pas plus que les journalistes ou les universitaires.

Le mouvement des Gilets jaunes manifeste une coupure culturelle autant que politique dans notre société. Les études ont montré que cette partie de la population, très souvent, ne lit pas, ne va pas à la médiathèque, au cinéma, au théâtre, etc. Le problème du haut et du bas n’est pas seulement politique. Cette coupure nous renvoie à la nécessité de réinventer l’esprit de l’éducation populaire, qui a joué un grand rôle dans l’après-guerre. Ce qui oblige à comprendre que c’est l’ensemble des élites qui ont un rôle à jouer, et pas uniquement les politiques.

Que manque-t-il aujourd’hui pour dynamiser le champ politique ?

Il faut penser ce qu’est ce bloc central représenté par Macron. C’est le bloc bourgeois de la IIIe République, la synthèse républicaine, même si ce n’est plus la même bourgeoisie. Ce bloc se protège sur sa droite et sur sa gauche. On ne sait pas vraiment ce qui le compose, sinon sa culture de l’innovation et de la réussite. Ce bloc ne produit pas d’imaginaire porteur. Or, pour qu’une société bouge, elle doit produire un imaginaire collectif.

Quelle approche politique le président Macron devrait-il donc adopter ?

Il devrait réfléchir davantage à ce qu’est la démocratie. Prendre garde au respect des règles démocratiques, en particulier celles qui ont trait au Parlement. Être capable d’organiser des institutions susceptibles de faire parler les gens entre eux. Recréer des espaces de discussion à toutes les échelles. Macron devrait être l’animateur de ces mouvements. Dans l’idée d’un État qui ne serait plus un État verticaliste, mais qui suscite et clarifie des questions importantes. Il doit enfin pacifier son discours, respecter les médiations qui ont un rôle à jouer – la CFDT, par exemple – et inscrire clairement son deuxième et dernier mandat dans un contexte européen, compte tenu de la guerre.

Le problème central de Macron, ce sont les territoires. Ce n’est pas du haut que le mouvement naîtra. Il faut que les questions globales soient portées par des acteurs du local, pas seulement par l’État-nation. La réforme du Grand Paris a été ratée : elle aurait dû permettre de faire comprendre que dans un pays où la centralité est mal vécue, la ville capitale est capable de se réformer, de démocratiser ses territoires. Le président ne peut aller contre ça. La représentation, c’est également un changement de scène. Les politiques doivent faire comprendre aux citoyens qu’eux aussi peuvent monter sur scène. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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