Il faudra plus d’un lendemain de soirée électorale pour mesurer l’onde de choc qui a traversé le paysage politique français au soir du 19 juin. Une fois souligné que l’abstention aura touché quelque 25 millions de concitoyens, soit un taux de 54 %, avec un pic de 70 % chez les jeunes – de quoi relativiser (mot clé de ce scrutin) le résultat final –, la recomposition des forces en présence a été en bien des points spectaculaire, et inattendue. À gauche, la coalition de la Nupes est ainsi devenue le groupe le plus puissant de l’opposition, une situation qui paraissait bien improbable au lendemain du second tour de la présidentielle, mais qu’une dynamique d’union enclenchée in extremis a rendue possible.

Si Jean-Luc Mélenchon n’a pas réussi à concrétiser son ambition proclamée de se faire « élire » à Matignon, détournant ainsi à dessein l’esprit de la Ve République, si le score de LFI a pu laisser quelques regrets aux militants de cette formation fer de lance du rassemblement à gauche (sans doute un effet de l’abstention), le passage de 17 à environ 80 sièges en une législature, et à plus de 140 sièges pour la Nupes au complet, sonne comme une victoire. Même si, en nombre de voix, la gauche reste sur des scores comparables à ceux de 2017, rassemblant un tiers des scrutins, loin de la majorité donc.

À droite, deux surprises – une petite, mais pas sans conséquence pour les équilibres à venir au sein de ­l’Assemblée, et une considérable. Les Républicains, que certains enterraient un peu vite après l’échec sans appel de ­Valérie Pécresse à la présidentielle, ont limité les dégâts en obtenant un groupe pivot dont le parti présidentiel affaibli devra à l’évidence tenir compte.

C’est la percée massive du RN de Marine Le Pen qui a retenu toutes les attentions

Mais c’est la percée massive du RN de Marine Le Pen qui a retenu toutes les attentions, le parti d’extrême droite obtenant un résultat sans précédent et faisant entrer des dizaines de députés dans l’hémicycle, bien plus que son précédent record sous l’étiquette du FN conduit par Le Pen père. Malgré l’obstacle que représente le système majoritaire, le RN a confirmé son enracinement dans le pays, consolidant sa place de formation « tribunicienne » jadis reconnue au Parti communiste : le réceptacle des colères et des inquiétudes d’une partie des Français face à la dégradation du pouvoir d’achat et à l’insécurité.

Peut-on parler de surprise s’agissant de l’affaiblissement spectaculaire du parti présidentiel, qui a perdu la moitié de ses forces, et au passage la majorité absolue, après cinq ans de mandat Macron (de 304 sièges à quelque 180) ? Un essorage en règle que masque en partie seulement l’appoint du Modem de François Bayrou et de Horizons d’Édouard Philippe, portant le bloc Ensemble soutenant le chef de l’État à près de 250 élus. Face à ces chiffres qui ne donnent pas même à Emmanuel Macron une majorité relative facile à piloter (la majorité, rappelons-le, se situe à 289 sièges), le constat s’impose. Moins que l’échec de ses troupes, c’est l’échec du président qui transparaît. Un échec relatif (quel autre mot ?!), bien sûr, puisqu’Emmanuel Macron est le premier chef d’État à avoir été réélu hors période de cohabitation, et que LREM affiche le plus grand nombre de députés à l’Assemblée. Mais qu’un président tout juste réélu n’obtienne pas une majorité claire pour gouverner le pays est sans précédent sous la Ve République voulue par un dirigeant farouchement présidentialiste, le ­général de Gaulle, qui sut offrir à chacun de ses successeurs, y compris à Emmanuel Macron en 2017, les conditions non discutées d’un « fait majoritaire ».

L’interprétation la plus consensuelle serait de dire que, dans leur sagesse, les Français ont voulu opérer eux-mêmes un rééquilibrage des pouvoirs entre le législatif, lieu institué du débat public, et un exécutif critiqué pour sa verticalité – un terme qui traduit à la fois le sentiment de mépris ressenti par les plus modestes de la société, et une geste macronienne marquée par les décisions solitaires.

De projet mobilisateur pour le pays, pour les Français, nul n’a vu trace

Mais une interprétation plus mordante s’impose. Cet échec présidentiel est l’issue logique – on pourrait dire prévisible – d’une séquence étrange qui a vu un candidat à sa propre réélection sembler se désintéresser d’une campagne présidentielle qu’il a menée a minima – refusant les débats avec ses concurrents, hormis le débat traditionnel d’entre-deux-tours – et d’une campagne législative dont on retiendra les invectives et le discours de peur pour la ­République si le « dangereux » ­Mélenchon venait à s’imposer. Mais de projet mobilisateur pour le pays, pour les Français, nul n’a vu trace, le président sortant paraissant surfer sur la demande de plus d’écologie pour amender un programme peu stimulant et sans imagination. Et, pour ajouter au malentendu – pour ne pas dire au malaise –, nombre d’électeurs ont été saisis de voir M. Macron s’accrocher à une réforme des retraites à 65 ans (revue à 64 ans en cours de route…), comme s’il fallait absolument agiter cet éternel chiffon rouge dans ce moment de crispation politique.

Un président pratiquant l’évitement, peu enclin à se jeter dans la bataille, incapable d’entraîner derrière lui le pays une fois dressé le barrage à Marine Le Pen dans la course à l’Élysée, une sensation de distance toujours plus grande entre lui et nous que n’a pas dissipée la création annoncée d’un Conseil national de la refondation, tous ces petits cailloux tracent un chemin de désenchantement. Deux conséquences sont aussitôt prévisibles. D’abord, l’obligation qu’aura son camp de trouver des alliances pérennes, ­principalement avec Les Républicains, pour aller chercher non plus dix ou quinze voix, comme au temps du gouvernement Rocard (1988-1991), mais plutôt une bonne soixantaine. Le président (avec ses fidèles) devra trouver des tours plus subtils que ceux de Gérard Majax pour « inventer » des majorités.

Lui qui s’était engagé à débarrasser la France des extrêmes aura obtenu le résultat inverse

Ensuite, le succès (même relatif…) de la Nupes et la contre-performance (relative, on l’a dit…) d’Ensemble vont mécaniquement pousser plus encore le pouvoir macroniste vers la droite. À titre individuel, le président pourrait se sentir à l’aise dans cette position pour imposer ses réformes les plus libérales. Mais il aura définitivement enterré le « en même temps » qui devait s’appuyer autant sur sa jambe gauche que sur sa jambe droite. Il n’est pas certain que la culture du compromis soudain brandie par plusieurs leaders de son camp, Bruno Le Maire en tête, y trouve le terreau idoine pour se développer.

Enfin, lui qui s’était engagé, en s’affranchissant des pratiques politiques de l’« ancien monde », à débarrasser la France des extrêmes, aura obtenu le résultat inverse. La France insoumise, expression de la gauche de la gauche, domine sans conteste la Nupes. Surtout, jamais le parti lepéniste n’aura été aussi puissant à l’Assemblée. Ce n’est pas le moindre échec du président Macron. 

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