L’impossible est finalement survenu. Les commentateurs s’étaient longuement exprimés depuis une semaine sur la possibilité d’une majorité relative du groupe présidentiel, voire sur l’hypothèse d’un gouvernement minoritaire. Les plus férus d’histoire parlementaire évoquaient le gouvernement Rocard, qui, en 1988, avait dû partir à la recherche des quelques voix manquantes pour établir une majorité instable, finalement permise par quelques personnalités centristes disponibles pour une « ouverture » vers la majorité présidentielle. Au pire, jugeait-on, une alliance avec Les Républicains constituerait la planche de salut du gouvernement dont les orientations semblent pencher de plus en plus à droite.

Mais personne n’avait prévu ce petit séisme que l’on appelle, dans les régimes parlementaires comme la Grande-Bretagne ou le Canada, un « Parlement suspendu » (hung parliament). De quoi s’agit-il ? D’une assemblée à la majorité introuvable, aux groupes parlementaires tellement polarisés sur le plan idéologique que toute alliance en devient impossible. Ce scénario « cauchemar », synonyme d’instabilité et d’incertitude dans un système institutionnel de la Ve République pourtant entièrement conçu pour empêcher une telle situation, est aujourd’hui devant nous. Face à cette situation unique dans l’histoire politique française des cinquante dernières années, quels sont les scénarios envisageables dans les jours et les semaines à venir ?

Le premier est celui d’un gouvernement minoritaire qui s’assume comme tel. La coalition présidentielle pourrait être tentée de créer une majorité relative en s’associant avec une partie des LR ou des centristes de l’UDI ou du Nouveau Centre qui divergeraient de la ligne dure anticoalition des LR, ainsi qu’avec une partie des divers gauche qui n’auraient pas rejoint la Nupes et des divers droite qui composent habituellement l’Assemblée. Sans atteindre le fameux score de 289 députés synonyme de majorité absolue, une telle alliance pourrait tout de même donner des résultats en jouant sur le nombre d’abstentions lors des votes des projets de loi, qui ne manquent jamais de faire baisser le seuil de la majorité absolue.

Nous posons le pied sur une terra incognita de notre vie politique

Une telle hypothèse est certainement la plus souhaitable pour le président de la République, qui y verrait une occasion de rappeler son attachement au « en même temps » sans dépendre d’une famille politique en particulier. C’est tout le sens de la déclaration de la Première ministre dimanche soir, appelant à la constitution d’une « majorité d’action » autour de valeurs partagées. Si elle n’est pas impossible, cette hypothèse repose sur deux incertitudes. Elle n’est d’abord valable que si Ensemble parvient à coaliser un nombre suffisant de députés pour approcher du seuil lui permettant de faire passer ses projets au Parlement sans négociations interminables. En outre, ce scénario suppose un fractionnement des Républicains et des centristes, qui jouent leur survie en tant que famille politique autonome. Leurs premières réactions depuis dimanche soir laissent planer le doute sur la possibilité d’une telle hypothèse, d’autant que celle-ci dépend également de l’attitude des autres oppositions.

Deuxième scénario possible : celui d’une « majorité d’idée » à défaut d’une « majorité de projet ». Celle-ci serait fluctuante selon les thématiques et s’appuierait sur la bonne volonté des oppositions qui n’écouteraient que leur sens de l’intérêt général pour soutenir ponctuellement des projets. Sans discréditer une telle éventualité qui pourrait survenir autour des initiatives gouvernementales les plus consensuelles, celle-ci semble assez improbable pour au moins deux raisons. La première tient à la culture de la conflictualité qui domine la vie politique française, peu propice, même au Parlement, aux alliances de circonstances. La seconde est liée à la nature des principales oppositions. La Nupes et le RN se sont constitués durant la campagne à travers la frontalité de leur opposition au macronisme. Dès lors, on imagine mal qu’une telle situation puisse s’inscrire dans la durée, si tant est qu’elle soit vue comme une possibilité sérieuse par le camp présidentiel. En revanche, elle pourrait faire l’objet d’une mise en scène par les partisans d’Emmanuel Macron pour tenter de dénoncer la duplicité des oppositions dans leur pratique parlementaire. L’enjeu serait en outre de démontrer les impasses de l’anti-macronisme dans la perspective d’une dissolution d’ici à un an, d’ailleurs déjà évoquée par certains proches du chef de l’État.

Dernier scénario à la suite de ce coup de tonnerre parlementaire : celui d’un chaos organisé par les principales forces d’opposition. La Nupes, le RN et LR pourraient trouver un intérêt à bloquer l’activité de l’Assemblée pour amener le président à dissoudre à moyen terme, en espérant pousser leur avantage lors d’une future élection. Elles pourraient aussi unir leurs forces pour inciter le gouvernement à la démission en provoquant une motion de censure, ou en s’opposant systématiquement aux projets de l’exécutif. On voit bien l’intérêt tactique d’une telle stratégie de déstabilisation du pouvoir exécutif. Mais peut-elle se déployer bien longtemps ? Car le risque serait alors de redonner la main au président de la République, qui aurait beau jeu de dénoncer l’irresponsabilité de l’opposition face à un contexte national et international tourmenté.

Emmanuel Macron saura-t-il saisir cette occasion de sortir par le haut de la situation politique délétère dans laquelle il s’est lui-même enlisé ?

Quel que soit le scénario qui s’écrira sous nos yeux dans les semaines et les mois qui viennent, nous posons le pied sur une terra incognita de notre vie politique. Les temps agités qui s’annoncent fourniront bien des arguments à ceux qui pensent que les institutions ne sont plus en mesure de permettre la mise en œuvre d’une véritable représentation nationale. Certaines voix, comme celle du maire de Marseille Benoît Payan, se sont déjà élevées pour réclamer la constitution d’une nouvelle République et la refondation de nos institutions devenues incapables de garantir à la fois la représentation des différentes nuances idéologiques et la stabilité indispensable à la gouvernance d’un pays aux divisions profondes. Emmanuel Macron saura-t-il saisir cette occasion de sortir par le haut de la situation politique délétère dans laquelle il s’est lui-même enlisé, ou se contentera-t-il, comme trop souvent, de sortir un énième lapin de son chapeau pour faire diversion en attendant des temps plus calmes ? 

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