En entrant dans l’hémicycle en 2017 sans cravate, les députés LFI savaient qu’ils brisaient l’un des nombreux codes régissant le fonctionnement de l’Assemblée nationale. Quelques mois après leurs homologues de Podemos en Espagne, ils signifiaient ainsi leur volonté de remettre en cause certains usages jugés datés, sinon bourgeois. Durant l’ensemble de la législature, ces élus ont de fait multiplié les coups et autres happenings. À l’occasion, ils n’ont pas hésité à pratiquer une obstruction massive et assumée comme telle. Ils étaient alors 17. Ils seront près de 80, si l’on en croit les résultats non définitifs publiés au soir du second tour.

Ce groupe sera dominant au sein d’une opposition comprenant quelque 160 députés à gauche (contre 64 en 2017) et 165 à droite (contre environ 140) – sauf à ce qu’une partie de LR intègre la majorité. Pour la première fois depuis 1986, un groupe du Rassemblement national sera formé et constituera le deuxième de l’Assemblée en effectif, le plus fourni au sein de l’opposition.

Cette opposition plurielle, imposante (et donc, soit dit en passant, dotée en collaborateurs), inédite dans sa radicalité et sans doute résolue, est-elle en mesure de perturber le fonctionnement de l’Assemblée nationale, voire de bloquer ses travaux ? Peut-elle au contraire contribuer à une re-parlementarisation de nos institutions ?

La panoplie constitutionnelle de 1958 continue de laisser la main au gouvernement en lui donnant facilement accès à une foule d’instruments efficaces

La première réponse que l’on peut apporter concerne l’obstruction. Celle-ci est assez faiblement corrélée au nombre de députés mobilisables, mais tient avant tout à la détermination et à l’organisation d’une poignée d’entre eux. Une opposition fournie n’est donc pas nécessairement plus gênante pour le gouvernement de ce point de vue. En outre, et surtout, la majorité – fût-elle relative – dispose d’outils efficaces pour circonscrire l’obstruction. Elle peut, depuis la révision de la Constitution en 2008, fixer une durée maximale de débats en séance dans le cadre de la procédure législative. Depuis la révision du règlement de l’Assemblée en 2019, la présidence est également mieux outillée pour faire obstacle à la discussion des amendements superfétatoires. D’une façon générale, la panoplie constitutionnelle de 1958 continue de laisser la main au gouvernement en lui donnant facilement accès à une foule d’instruments efficaces : la seconde délibération, le vote bloqué, la procédure accélérée, la suspension momentanée ou définitive des travaux… Certes, depuis 2008, l’article 49.3 ne peut plus être utilisé que pour un texte par an, hors budgets. Il n’a cependant jamais constitué, même sous Rocard en 1988, la ressource principale pour légiférer. Des travaux ont du reste montré que son utilisation était coûteuse en termes d’image dans l’opinion. Mieux vaut donc n’y recourir qu’avec parcimonie.

Un deuxième enjeu concerne les places qui seront réservées à l’opposition, à savoir principalement, l’un des trois sièges de la questure, des vice-présidences de l’Assemblée et la présidence de la commission des finances. Ces fonctions sont loin d’être anecdotiques, puisqu’elles concernent respectivement l’administration de l’Assemblée, la conduite des débats et le contrôle budgétaire. La présidence de la commission des finances est particulièrement cruciale compte tenu de ses prérogatives : recevabilité financière de tout amendement parlementaire, suggestion des thèmes et instruments de contrôle et accès à tout document public – le fameux contrôle sur pièces et sur place qui permet de se faire ouvrir les portes des administrations.

La répartition de ces postes entre groupes d’opposition n’est pas mécanique : elle dépend à la fois de la taille de ces groupes, des éventuels accords passés entre eux (notamment à gauche) et de leurs priorités. Compte tenu de la situation issue du second tour des législatives, LFI est en position de force pour obtenir des postes enviés comme la présidence de la commission des finances. En effet, le règlement dispose que ces places sont réservées à l’opposition, pas nécessairement au groupe dominant en son sein. L’avantage sera donc réel dans les scrutins organisant leur répartition pour une coalition telle que la Nupes, qui devrait compter une cinquantaine de députés de plus que le RN. Il reste que le RN récupérera nécessairement quelques postes, probablement des vice-présidences.

L’accès des oppositions à des places réservées est-elle annonciatrice d’une désorganisation du fonctionnement de l’Assemblée ? Deux arguments conduisent à risquer une réponse négative. D’abord, ces postes sont sans doute importants, mais pas décisifs. Le président de l’Assemblée peut cantonner les présidences de séance d’un vice-président récalcitrant à des projets de loi sans enjeu. Le rapporteur général de la commission des finances est l’acteur clé du vote annuel de la loi de finances et il appartient à la majorité. En outre, la commission des finances, comme les autres structures de l’Assemblée, fonctionne selon la règle de la collégialité : son président ne dispose que de très peu de pouvoirs autonomes. Second argument : l’histoire parlementaire invite plutôt à être confiant quant à la capacité des assemblées à civiliser leurs membres ou à réduire au silence les plus radicaux d’entre eux – ce qui revient au même. Le Parlement a ses exigences – procédurières, collectives ou de réputation – qui invitent à limiter les pas de côté. En outre, des groupes relativement fournis tels que LFI ou RN peuvent très bien assumer une forme de division du travail entre leurs membres en visant à une certaine respectabilité pour les (vice-)présidences tout en alignant les francs-tireurs en séance. Une telle division peut d’ailleurs se retrouver au niveau des actions mêmes d’un député, à l’exemple d’Éric Ciotti durant la législature précédente : le très droitier batailleur des plateaux télé fut simultanément, et discrètement, un questeur au sérieux reconnu.

Les happenings prévisibles (...) constituent un spectacle assez inévitable dans l’époque actuelle

Si les oppositions ne risquent a priori pas de bloquer le travail parlementaire, ni par l’obstruction ni par l’exercice des postes qui leur sont réservés, reste à savoir si elles peuvent contribuer à la parlementarisation du régime. Répondre à cette question est délicat, compte tenu de la difficulté à anticiper la législature à venir comme de la diversité de sens que revêt la notion de parlementarisation. D’un côté, le Parlement peut gagner à avoir une opposition travailleuse, batailleuse et renouvelée sociologiquement. On a déjà relevé, entre 2017 et 2022, la forte présence tant en commission que dans l’hémicycle des députés LFI, ainsi que leur combativité, eux qui étaient impétrants et rarement issus du cursus honorum classique. Sous la législature qui commence, les larges possibilités d’enquête de la présidence de la commission des finances pourraient être mises au service d’investigations pointues, perçant certains dysfonctionnements de l’État et invitant le gouvernement à la prudence. L’alliance inédite et détonante du sérieux des rapports dans le style de la Cour des comptes et d’une virulence de ton dans le style d’un Jean-Luc Mélenchon pourrait constituer la pierre philosophale permettant de faire, enfin, de l’exercice du contrôle du gouvernement un moment fort de la vie parlementaire. À cet égard, les happenings prévisibles – par exemple, une visite médiatique à Bercy d’un président de la commission inquisiteur et dénonciateur – constituent un spectacle assez inévitable dans l’époque actuelle, sans doute outrancier mais finalement véniel.

Entre ball-trap et chausse-trappe, la parlementarisarion à venir nous éloignerait à l’évidence du « parlement de l’éloquence »

D’un autre côté cependant, la forte mobilisation d’une opposition nombreuse, diverse et radicale peut contribuer à crisper davantage la vie politique. La tension sera d’abord physique et matérielle en raison de la présence au sein de l’hémicycle de très nombreux députés prêts à en découdre, notamment lors des questions au gouvernement. L’opposition cherchera aussi, à coup sûr, à piéger la majorité par tous les moyens, notamment en masquant le niveau réel de présence de ses troupes au Palais – le fameux « coup du rideau », qui consiste à faire venir au dernier moment les députés afin d’obtenir par surprise un ascendant numérique momentané. Ou encore en multipliant les textes facteurs de division au sein de la majorité, ou démagogiques dans le cadre des séances de l’ordre du jour qui lui sont réservées (et qu’on appelle les « niches »). Entre ball-trap et chausse-trappe, la parlementarisarion à venir nous éloignerait à l’évidence de la belle maïeutique du « parlement de l’éloquence » dépeint par l’historien Nicolas Roussellier. Une forme de surenchère est en outre à craindre du fait de l’existence de deux forces d’opposition fournies et de taille relativement équivalente à l’extrême droite et à l’extrême-gauche de l’hémicycle.

Dans ces conditions, une sorte de cercle vicieux de la crispation est à craindre du fait de l’utilisation de tactiques obstructives. La majorité peut certes passer outre, mais au prix d’un certain autoritarisme dans l’exercice du pouvoir avec, par exemple, la multiplication des votes bloqués, laquelle, à son tour, nourrit sinon justifie l’agressivité de l’opposition. Le retrait de la parole par le président de séance, grandement facilité par la révision du règlement de 2019, pourrait également donner lieu à d’innombrables polémiques plaçant l’opposition dans le rôle avantageux de gardienne de la démocratie parlementaire.

Ironiquement, les épigones de Jean-Luc Mélenchon ou de Marine Le Pen feraient ainsi pencher le président Macron du côté où il incline déjà naturellement, celui de la verticalité. Le Parlement n’aurait sans doute rien à gagner à de tels jeux dans lesquels l’opposition pousse à la faute et cherche à être maltraitée pour mieux le dénoncer et, accessoirement, éviter parfois des débats de fond et un investissement dans les dossiers. 

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