Au bord de la Meuse en crue, ce jour de janvier 1429, une paysanne de 17 ans attend dans la cour du château de Vaucouleurs. Dans la France ravagée par une guerre interminable, la petite ville du Barrois est une des rares au nord de la Loire encore fidèles au roi de France. Elle résiste au duc de Bourgogne, allié du roi d’Angleterre, et au duc de Lorraine qui va les rejoindre. De la jeune fille s’approche un écuyer : « Alors c’est toi, la Jeanne de Domremy. Il paraît que tu veux délivrer Orléans, faire sacrer le dauphin Charles à Reims et renvoyer chez eux les Anglais. Rien que ça… Au point où on en est, tu ne crois pas que notre avenir c’est de devenir tous Anglais et que le dauphin soit jeté à la mer ? » Elle répond. Le jeune homme la regarde, puis lui tend la main droite. Elle y met la sienne.

Après trois entrevues, Robert de Baudricourt, sire de Vaucouleurs, finit par donner à la cadette de Jacques d’Arc et Isabelle Romée ce qu’elle demande : une lettre d’introduction et une escorte pour la mener jusqu’au dauphin, à Chinon, à travers le pays tenu par les Bourguignons. Les gens du coin sont persuadés qu’elle est envoyée par Dieu pour sauver le royaume. Ils lui ont même acheté un cheval. Vu l’état de la France, occupée au nord par les Anglais, dépecée à l’est par les Bourguignons, menacée d’invasion au sud si Orléans tombe, que risque-t-on ? La fille est bien faite, pieuse et, quand elle parle, les gens la croient. Ils espèrent. 

Un soir de neige, sept cavaliers sont à la porte de France. Au plus jeune, frêle dans sa veste de soldat, les cheveux coupés comme ses compagnons, le sire de Baudricourt tend une épée. « Va et advienne que pourra. »

Dix jours plus tard, dans l’hiver, chevauchant de nuit par les forêts, franchissant les rivières à gué, ils sont à Chinon, sur la Vienne, au pied de la forteresse royale. Le dauphin consent à recevoir Jeanne au bout de quarante-huit heures. Dans la grande salle, elle va droit à ce jeune homme terne de visage comme de vêtement, et s’agenouille. Charles tient le message de Baudricourt. Il la relève, s’écarte avec elle et l’écoute. Elle parle avec animation et respect. Parfois, il lui fait répéter un mot qu’il n’est pas sûr d’avoir compris à cause du fort accent de l’Est de la paysanne. Mais lorsqu’il se retourne, il est changé, presque souriant, et d’une voix ferme donne des instructions pour que la jeune fille soit logée au château.

Charles emmène Jeanne à Poitiers, où siège le Parlement. Sa virginité vérifiée, elle est questionnée durant le mois de mars. Théologiens, conseillers, militaires et magistrats la jugent honnête et de bon sens. Du Barrois proviennent des informations conformes. Le roi lui fournit une armure et un étendard blanc sur lequel elle fait peindre les mots « Jhesus-Maria » et le Christ au Jugement dernier. Il lui donne un état-major, où sont incorporés deux de ses frères, entre-temps accourus, et la place à la tête de l’armée.

Libérer Orléans ! Jeanne se rend à Blois où le jeune duc d’Alençon est chargé de réunir une armée de secours. Elle n’attend pas, et se joint au convoi de ravitaillement destiné à Orléans, escorté par trois cents hommes sous le commandement de Gilles de Rais. Sont présents La Hire et Xaintrailles, modestes seigneurs gascons, mais redoutables chefs de compagnie. D’abord réticents – une fille à la tête de l’armée ! –, ils constatent que la présence de la Pucelle agit sur le moral des soldats et des gens qui affluent pour la voir. Il se passe quelque chose. L’expédition prend une allure de croisade. Jeanne chasse les prostituées, prêche la vertu et la piété. Le 29 avril, ils sont au sud de la ville. Les Anglais en contrôlent les accès par un réseau de bastilles, verrous fortifiés sur les voies de communication. Elle veut attaquer la plus proche, tout de suite, mais Dunois – Jean d’Orléans –, commandant de la place, temporise. Il fait entrer le convoi dans la ville à la faveur d’une attaque de diversion et orchestre l’arrivée de la Pucelle, montée sur un cheval blanc, à la lumière des flambeaux. On embrasse ses mains, on touche son cheval, son étendard, son épée. 

Au conseil de guerre du lendemain matin, Jeanne s’impose et scandalise en prétendant lancer l’assaut sans attendre l’armée royale. Dunois donne ordre de ne rien tenter tant qu’il ne sera revenu de Blois avec des troupes. Il promet à la jeune fille de faire vite. Pendant ce délai, elle fait le tour des positions ennemies et exhorte les Anglais à rentrer chez eux. Glasdale, leur chef, monte lui-même au parapet : « Vachère, ribaude, sorcière, nous te brûlerons ! »

Le 4 mai, Dunois revient avec deux mille volontaires et les garnisons ralliées au passage des villes. À midi, ils attaquent et dégagent la ville à l’est. Jeanne, non prévenue, est arrivée à temps pour relancer l’assaut décisif en brandissant son étendard. Elle obtient que les prisonniers soient épargnés. Le surlendemain, on passe la Loire en barques pour s’emparer des positions de la rive sud. Longtemps indécis, les combats tournent à l’avantage des Français que galvanise la présence de Jeanne. Glasdale masse ses forces aux Tourelles, centre du dispositif anglais face à la porte sud. 

Le lendemain, l’assaut ultime est lancé. Tandis qu’on monte aux échelles, un cri traverse l’air. Jeanne, blessée, se lamente. Ses compagnons l’emportent. Une fois dépouillée du haut de son armure, on s’aperçoit que la flèche l’a seulement écorchée. Un morceau de lard trempé d’huile est appliqué sur la plaie. Elle se confesse à son chapelain, puis se retire dans une vigne où elle prie. Pendant ce temps, un compagnon a relevé son étendard. « Montjoie, Saint-Denis ! » Les échelles sont dressées, les soldats se précipitent. Ils submergent les défenseurs qui sont tués ou fuient. Depuis un pont de bateaux, la milice orléanaise attaque à revers les Tourelles. Les Anglais sont acculés, menacés par l’incendie. Jeanne enjoint à Glasdale de se rendre, contre la vie sauve. Il l’insulte à nouveau. La passerelle sur laquelle lui et ses hommes cherchent à gagner la rive s’effondre. Comme des pierres, les ennemis disparaissent dans la Loire. Les flammes se reflètent dans le fleuve qu’enténèbre le soir. 

Tandis qu’on démantèle les installations du siège, les vainqueurs défilent dans la ville en liesse jusqu’à la cathédrale. Aux premières mesures du Te Deum, Jeanne s’agenouille. Elle prie pour les hommes tombés sans confession, Français ou Anglais. Depuis sa résidence de Mehun-sur-Yèvre, le dauphin adresse aussitôt à toutes les villes du royaume des lettres les informant de la libération d’Orléans par la Pucelle. L’information fait le tour des ambassades et cours européennes, stupéfaites. Le printemps est éblouissant.

Reims ! Jeanne regarde vers l’horizon d’où elle a surgi. Elle répète à celui qu’elle appelle toujours « dauphin » qu’il ne sera véritablement roi aux yeux de son peuple que lorsqu’il aura été sacré dans la cathédrale, comme son père, et le père de son père… ainsi que le veut la tradition depuis des siècles en France. Charles hésite. Les Anglais tiennent encore des places fortifiées sur la Loire et les Bourguignons sont aux aguets. Le 4 juin, accompagnée de Dunois, la Pucelle débarque dans la résidence royale où siège le conseil. Elle entre dans la salle de réunion, s’incline devant le dauphin et parle. Ses paroles emportent la décision. L’armée est rassemblée et tout s’enchaîne très vite. Jargeau, Meung, Beaugency sont repris. L’armée anglaise se replie à travers la Beauce. Le 18 juin, à Patay, au débouché de la forêt d’Orléans, la cavalerie menée par La Hire et Xaintrailles rattrape son arrière-garde, la taille en pièces et, dans l’élan, anéantit son corps de bataille. En quelques minutes, deux mille Anglais sont tués, trois Français. Jeanne, accourue avec l’arrière-garde, peut constater l’étendue de la victoire et constater le champ du massacre. On l’a vue descendre de cheval pour secourir un ennemi blessé. Elle se penchait, quand, à son grand effroi, un soldat français l’acheva pour le dépouiller. 

Les Anglais n’ont plus d’armée sur le continent, alors que de toutes les parties du royaume affluent des volontaires vers la Loire : des seigneurs avec leurs gens, les jeunes hommes d’un village, des isolés. Ils viennent du Languedoc, de Gascogne, d’Auvergne, du Dauphiné. D’autres descendent des provinces envahies. À Saint-Benoît-sur-Loire où il cherche conseil dans la prière, le dauphin tergiverse. L’expédition est hasardeuse. La route est tenue par les Bourguignons et les villes-étapes sont hostiles. Reims, pourvue d’une garnison anglaise, renforce ses défenses. Il faudra forcer le passage. Soutenue par Dunois et les capitaines, Jeanne insiste, supplie. Le dauphin se dérobe, jusqu’à ce que l’information se répande : la Pucelle a disparu. Il s’inquiète, la fait rechercher. Quand enfin il prend la décision de monter vers Reims, elle réapparaît, joyeuse, impatiente. 

Le 29 juin, l’armée s’ébranle. Jeanne, La Hire et Xaintrailles sont en avant-garde. Le 30, le roi est devant Auxerre. Après trois jours de palabres, la ville finit par s’ouvrir. Le 5 juillet, à Troyes, cinq cents soldats anglo-bourguignons sont sur les remparts. Les conseillers veulent rebrousser chemin, Jeanne fait préparer l’assaut, bombardes braquées sur la porte principale, échelles levées, fagots prêts à être jetés dans les douves. Devant la ligne de bataille, elle passe au galop, étendard déployé. Les Troyens obtiennent de la garnison qu’elle s’en aille sans combat. Tandis qu’elle assiste à l’évacuation, Jeanne identifie dans les rangs un groupe de prisonniers français. Contre les usages de la guerre, elle exige leur libération immédiate et sans contrepartie. 

Après Châlons-sur-Marne, où Jeanne retrouve des villageois de Domremy accourus à l’annonce de son passage, le cortège royal entre dans Reims le 16 juillet au soir. Les Anglais sont partis l’avant-veille. À l’aube du 17 commence la cérémonie. C’est un sacre de guerre, sans apparat, mais la population est là, les bourgeois s’empressent, les villes ont envoyé des délégations. Dans la cathédrale, le dauphin demande à Jeanne de se tenir près de lui, avec son étendard. Lorsque l’archevêque a posé sur sa tête la couronne, de toute leur puissance les trompettes résonnent sous les voûtes. Jeanne tombe aux pieds de Charles VII, en larmes : « Gentil roi, vrai roi ! » Le roi couronné défile dans les rues, Jeanne à son côté. Elle lui présente deux paysans dans la foule, ses parents venus de Domremy.

Orléans, Reims, les deux missions de la Pucelle sont accomplies. Le roi l’a anoblie, couverte de présents et bien dotée, de quoi rentrer dans la vallée de la Meuse, y acheter un château et son domaine.

Marcher sur Paris ! Alors que Jeanne regarde maintenant vers la capitale, Charles VII laisse La Trémoille, son grand chambellan, prendre contact avec les Bourguignons. Tout ce que quatre mois de succès éclatants, la saison merveilleuse, lui ont acquis : la confiance, le prestige, l’espoir, pourraient sur un mauvais coup de dés se dissiper comme un rêve. Lui veut négocier. Pourtant, bien qu’une nouvelle armée anglaise ait débarqué, les villes de Champagne et d’Île-de-France, comme l’avait prévu la Pucelle, font allégeance l’une après l’autre, tandis que s’enfuient les autorités compromises. Partout, Charles VII et la jeune fille en armure sont reçus en triomphe. L’armée anglaise s’approche, mais n’ose. Elle est rappelée en Normandie où les paysans, harassés d’impôts et de vexations, se soulèvent. 

Jeanne et ses compagnons quittent Compiègne, sans le roi. Le 25 août, ils sont à Saint-Denis. D’une hauteur, elle aperçoit les tours et les clochers de la capitale. Le roi les rejoint, sans enthousiasme, mais laisse la Pucelle se présenter devant Paris, au cas où le charme agirait encore. Elle est accueillie par des insultes. La garnison bourguignonne tient bon et les bourgeois parisiens, qui conservent un mauvais souvenir des partisans du roi, ne sont pas impressionnés. Le 8 septembre, Jeanne conduit l’assaut avec des moyens insuffisants. Un fossé est franchi, le combat s’étire sur le second. En fin d’après-midi, elle a la cuisse traversée d’une flèche. Elle prétend repartir à la charge, quand le roi met fin à l’aventure, rapatrie tout le monde sur la Loire et, au seuil de l’automne, licencie l’armée en promettant de reprendre les opérations au printemps. Les compagnons se dispersent. D’Alençon monte vers la Normandie pour tenter d’y reconquérir ses terres, La Hire et Xaintrailles s’en vont gagner leur vie en arrachant aux Anglais quelques villes, beaucoup rentrent chez eux passer l’hiver.

Jeanne s’ennuie. Pour employer son ardeur sans compromettre les négociations avec le duc de Bourgogne, le roi l’envoie reprendre deux petites villes, Saint-Pierre-le-Moûtier et La Charité, tombées sous la coupe d’un mercenaire à la solde des Anglais. La première est conquise en novembre, mais la petite armée de Jeanne échoue sous les murs de la deuxième en décembre. Elle fait retraite, forcée d’hiverner sur la Loire. À Noël, le roi anoblit le père et la mère de Jeanne, ses frères et leur descendance. En janvier et février, elle essaie en vain de le rencontrer pour le convaincre de convoquer l’armée, car les nouvelles sont mauvaises. Les Anglais préparent un retour offensif, Reims et Compiègne appellent à l’aide. Comme Charles VII ne réagit pas, Jeanne ne se contente plus de dicter des lettres d’encouragement signées désormais de sa main : sans son aval, elle part à la rescousse avec La Hire et Xaintrailles. Ils font le tour des villes à l’est de Paris, dispersent devant Lagny une bande armée et se portent au secours de Compiègne dont les Anglo-Bourguignons préparent le siège. Le 31 mai, la tentative de dégagement tourne court. Jetée à bas par un archer flamand, Jeanne est capturée alors qu’elle protégeait le repli de ses hommes. 

Prisonnière de Jean de Luxembourg, lieutenant du duc de Bourgogne, elle est transportée de château en château à travers la Picardie pendant qu’est négociée sa rançon. L’Église réclame l’hérétique pour la juger. Les Anglais l’achètent dix mille francs, le prix d’un capitaine de haut rang. À la fin d’octobre, au Crotoy, une forte escorte anglaise la prend en charge pour l’emmener à Rouen. C’est dans ce petit port de pêche de la baie de Somme qu’elle voit la mer pour la première fois, et, au loin, les côtes de l’Angleterre.

La veille de Noël, elle est jetée dans une cellule du château de Bouvreuil, sous la garde du comte de Warwick. Enchaînée, rudoyée, injuriée, elle attend. 

Pierre Cauchon, évêque de Beauvais réfugié à Rouen depuis que la ville de son évêché est revenue au roi de France, a obtenu du duc de Bedford, représentant du roi d’Angleterre sur le continent, que l’hérétique soit jugée sous son autorité. Jeanne comparaît le 21 février devant une trentaine de prêtres et de théologiens de la Sorbonne. Par un questionnement serré, répétitif, insinuant, ils s’efforcent d’établir la culpabilité de la jeune fille habillée en homme qui prétend communiquer directement avec Dieu et ne reconnaît pas leur prééminence. Jeanne se défend seule, avec courage et bon sens. Avec humour aussi. Ils attendaient une illuminée ou un imposteur ; leur fait face une fille de 19 ans, intelligente, aussi déterminée que bonne chrétienne, qui s’exprime dans une langue simple, concrète, inspirée. Elle ne cède pas, même devant les instruments de torture. Quelques-uns, touchés, finissent par la conseiller et encourent les reproches de Cauchon, embarrassé par une affaire qui prend fâcheuse tournure. À l’issue de la procédure, le 24 mai, elle est conduite en place publique. Là, devant le bûcher, l’effroi d’une mort horrible arrache à ses lèvres la rétractation qui lui sauve la vie. Elle est condamnée à la prison à perpétuité. Les Anglais sont furieux, les soldats jettent des pierres sur l’évêque. 

Jeanne quitte ses habits d’homme pour revêtir une robe. On lui tond le crâne pour abolir la coupe virile adoptée à Vaucouleurs. Sa demande de transfert en prison d’Église est rejetée. On lui remet les fers dans sa cellule du château de Bouvreuil. Trois jours après, alors qu’elle vient de subir une tentative de viol de la part d’un seigneur anglais, elle est trouvée habillée en homme. Aussitôt, Warwick fait appeler Cauchon pour qu’il en fasse le constat. Jeanne revient sur ses aveux, affirme la réalité des voix, la légitimité de Charles VII et le bien-fondé de sa mission divine. La mort est inéluctable.

Le 30 mai, à l’aube, elle est extraite de sa cellule. Elle pleure. Cauchon, scrupule ou pitié, l’autorise à se confesser et à recevoir la communion. Conduite en charrette sur la place du Vieux-Marché où est dressé le bûcher, au milieu d’un grand nombre de soldats et de la foule, elle entend l’évêque lire la sentence avant de la remettre aux autorités anglaises. Le bourreau la fait monter sur les fagots, l’enchaîne. Surveillé, il ne peut l’étrangler comme il est d’usage. Près de Jeanne se tient un dominicain, Isembart de la Pierre, qui prie avec elle et ne la quitte qu’au moment de la mise à feu. À sa demande, il court jusqu’à l’église voisine, en revient avec le grand crucifix de fer qu’il tient devant le visage de la jeune fille pendant l’agonie. Les fumées l’étouffent. Elle crie « Jésus ! Jésus ! », sa tête s’affaisse. Elle est morte. La soldatesque exulte, tandis que les juges et les chefs anglais pour la plupart sont déjà partis. Avant que le cadavre ne brûle, le bourreau écarte les bûches pour que tous puissent voir que ce corps dénudé par les flammes est bien celui d’une femme. Au soir, ses cendres recueillies par les Anglais sont jetées en Seine. 

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