Au XXIe siècle, l’histoire de Jeanne d’Arc nous laisse encore stupéfaits. Ses contemporains du premier tiers du XVe siècle étaient-ils aussi étonnés que nous ?

Ce qui étonne d’abord, c’est sa jeunesse. Quand elle meurt, en 1431, elle n’a pas vingt ans. Son épopée a duré deux ans. On ne savait pas grand-chose d’elle. Il a fallu attendre la révision de son procès, en 1456, pour en apprendre plus sur sa vie. Les témoins qui déposent sont prudents : ils savent qu’il faut répondre qu’elle était une fille comme les autres, qu’elle se conformait aux convictions religieuses de son temps. Elle allait à la messe, faisait ses pâques, confectionnait des gâteaux pour le bedeau. Elle faisait aussi des choses moins religieusement correctes, comme aller danser près de la fontaine, sous l’arbre aux Fées, mais elle n’était pas la seule : c’était un rite de fécondité qu’accomplissaient toutes les jeunes filles. Il révèle la persistance d’une culture populaire, d’ailleurs contrôlée par l’Église : le curé allait avant Pâques dire la messe à la fontaine. Jeanne vient d’une famille paysanne aisée, qui construit un début de mémoire à une époque où les paysans n’en ont pas. Son frère sera prévôt de Vaucouleurs, il devait donc savoir lire et écrire. Mais on n’envoyait pas les filles à l’école. D’autant que l’école toute proche, à 1,5 kilomètre, est en zone bourguignonne alors que Domremy est un village armagnac, favorable au roi de France.

Comment une bergère illettrée a-t-elle pu concevoir le projet politique de faire sacrer Charles VII et de bouter les Anglais hors de France ?

Elle n’était pas bergère du tout. Elle a dû garder quelquefois le troupeau communal, comme les enfants le faisaient à tour de rôle. Le berger est une figure symbolique. C’est celui qui a su avant les autres, guidé par l’étoile la nuit de la Nativité ; il protège les troupeaux, c’est-à-dire les chrétiens ; il est choisi par Dieu, comme David dans la Bible. Très tôt, dès 1429, on a représenté Jeanne – l’emploi du nom de famille d’Arc est beaucoup plus tardif – en bergère : c’était une façon de lui reconnaître une fonction parallèle à celle du roi, protecteur de ses brebis.

Mais d’où tenait-elle ce qu’on appellerait aujourd’hui ses connaissances géopolitiques ?

Vous avez l’impression très moderne qu’avant la télé et Jules Ferry, les gens ne savaient rien ! C’est tout à fait faux. Dans le cas de Jeanne, être une fille de la frontière a beaucoup compté. Les prophètes et les prophétesses, qui n’étaient pas rares dans cette période troublée, venaient tous des marges du royaume. Le pouvoir central, par principe, ménage les frontaliers pour s’assurer leur fidélité. Ils ne sont pas trop lourdement imposés, ils sont mieux informés que les autres. Domremy n’est d’ailleurs pas un trou perdu : le village est situé au bord de la Meuse, sur la grande route qui va de la Flandre à la Suisse. Jeanne connaît le sire de Baudricourt, le seigneur armagnac local ; elle a entendu parler du traité de Troyes qui, en 1420, a instauré la double monarchie, le roi d’Angleterre devenant aussi roi de France. Les circonstances de ce traité sont suspectes : Charles VI, le roi fou, était-il conscient quand il a déshérité son fils, accusé d’avoir trempé dans le meurtre du duc de Bourgogne, Jean sans Peur, qui lui-même avait fait assassiner le duc Louis d’Orléans ? Quant à l’idée du sacre, ce n’est pas illogique quand on habite Domremy, village qui appartient à l’abbaye Saint-Remi de Reims. Le curé devait parler en chaire du baptême de Clovis par Remi et des rois de France sacrés à Reims depuis près de mille ans.

On a coutume de voir Jeanne comme une héroïne nationale, mais dans vos livres vous la montrez comme l’icône d’un parti. 

C’est une guerre civile ! Il y a le camp Armagnac-Orléans qui est celui des partisans de Charles VII, et le camp anglo-bourguignon. Ce sont deux politiques différentes, deux façons de voir le monde. La Bourgogne, qui possède la Flandre, obéit à une géopolitique de la laine : les tissages flamands ne peuvent pas se passer des moutons anglais. L’alliance avec l’Angleterre repose en grande partie sur des intérêts commerciaux. Le duc de Bourgogne s’est assuré la sympathie de Paris en promettant d’abolir l’impôt annuel, créé au XIVe siècle, et auquel les gens n’ont pas encore pu s’habituer. Jeanne, elle, est armagnaque. Quand elle va à Vaucouleurs, elle dit qu’elle va « en France » parce qu’on y aime le roi.

Est-elle une patriote ?

Le mot n’existe pas à l’époque, où la seule patrie du chrétien est le Ciel. La foi de Jeanne est monarchique : elle n’est pas fidèle à une abstraction – la nation –, mais à une personne – le roi. On a posé la question à Jeanne lors de son procès : qui doit-on aimer ? Elle répond : Dieu, son roi, sa famille. Doit-on aimer les Anglais ? Elle a un peu de mal à l’admettre, même si ce serait bien… Dieu aime-t-il les Anglais ? Elle répond qu’elle ne sait pas mais qu’elle les retrouvera au Ciel car ils sont chrétiens. Au Moyen Âge, tout le monde croit que Dieu intervient dans l’histoire des hommes. 

En quoi la figure de la Pucelle est-elle importante ? 

Jeanne est jeune, elle n’est pas mariée, donc supposée vierge – ce qui sera vérifié à plusieurs reprises. La virginité a aussi une importance spirituelle. À l’imitation de Marie, les prophétesses et les saintes inspirées par Dieu, parlant avec les anges, sont des vierges. La prophétie est la seule parole publique autorisée aux femmes, parce que l’Esprit de Dieu souffle où il veut. À l’époque on croyait à la prophétie, on y voyait une parole pour temps de crise. Entre 1350 et 1450, c’est-à-dire entre la grande peste et le retour de la prospérité à la fin du règne de Charles VII, les prophètes ont été nombreux. L’Église a même lancé un appel pour que d’éventuels prophètes se fassent connaître ! On dénombre au moins quatre ou cinq prophétesses contemporaines de Jeanne. Mais le propre du prophète est d’être annoncé, et Marie Robine, prophétesse d’Avignon, a annoncé la Pucelle, nouvelle Marie venant sauver la France perdue par la faute de la nouvelle Ève, Isabeau de Bavière (la reine mère, ralliée aux Bourguignons). On a aussi reconnu en elle la fille du Bois de chênes mentionnée dans la légende de Merlin. L’habileté de Jeanne a été de se couler dans un moule préexistant. Les gens attendaient un sauveur. Après, c’est de la communication politique : le roi a fait rassembler et diffuser les prophéties, anciennes ou nouvelles, qui cadraient avec l’apparition de la Pucelle.

Comment expliquer ses aptitudes de guerrière et de stratège ?

Savoir monter à cheval n’a rien d’étonnant pour une enfant de la campagne. Au début, elle ne se sert pas d’armes mais porte son étendard, puis elle apprend. Elle est sportive, solide. Sa stratégie est simple : on fonce ! Beaucoup se sont étonnés qu’elle écrive ou plutôt dicte, depuis Blois, une lettre de défi aux Anglais, mais c’était un classique de la guerre. L’adresse à l’adversaire existe depuis la Bible. On possède plusieurs originaux de cette lettre. Elle y fait preuve d’une grande audace, disant parfois « je », parfois « la Pucelle », et sommant les Anglais de rentrer en Angleterre sous peine de mort. Au procès de Rouen, en 1431, elle se mettra bien plus en retrait.

Ce procès a-t-il été politique ou religieux ?

C’est un procès d’inquisition sous forte pression politique. Jeanne se défend seule, elle fait preuve d’une grande intelligence et d’une mémoire phénoménale. Le tribunal pensait qu’elle était sorcière, et que c’était pour cette raison que les Anglais s’enfuyaient devant elle. L’image du sabbat des sorcières est apparue dans ces années-là, mais pas du tout à Rouen ou à Paris dont venaient plusieurs juges. La chasse aux sorcières n’est pas médiévale, elle se développe plutôt aux xvie et XVIIe siècles. Quand on demande à Jeanne si elle sait voler, elle éclate de rire ! Elle nie réaliser des miracles. Les voix sont un problème. Elle n’en avait guère parlé avant le procès, ce sont les juges qui vont orienter par leurs questions l’identification des voix à saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite. Les théologiens n’y comprennent rien ; pour eux, les saints sont transcendants et lointains, or Jeanne dit qu’elle peut les toucher. Ce qui les gêne le plus, c’est qu’elle puisse convoquer les saints, dans certaines conditions : le silence, la sonnerie de l’angélus… Tout ça semble très hérétique. Finalement les seules accusations retenues contre elle sont les voix – considérées comme mauvaises et non célestes – et l’habit d’homme, abominable à Dieu selon le Deutéronome. Elle est condamnée à la prison à vie. Mais trois jours après, elle est retrouvée en habit d’homme dans sa cellule : ses geôliers anglais ont-ils tenté de la violer ? lui ont-ils pris ses habits de femme ? On l’ignore. Considérée comme relapse, elle est menée au bûcher le 30 mai 1431. Pour les Anglais, il fallait qu’elle meure, et le plus vite possible.

Vingt-cinq ans plus tard elle sera réhabilitée : encore la justice du vainqueur ?

Le procès de 1456 est un procès en nullité. Charles VII prend Rouen en 1450 et récupère ainsi le texte du procès de 1431. Les notaires et beaucoup de témoins sont encore vivants, mais les juges sont morts, ce qui évitera de mettre en cause l’Université de Paris et l’Inquisition. Plus d’une centaine de témoins sont convoqués : les gens de Domremy, les compagnons. Au premier procès, on a entendu les mots de Jeanne ; à celui-ci, on voit se dérouler sa vie. Le tribunal fait sans peine apparaître des vices de forme : l’accusée était mineure, elle n’a pas eu d’avocat… La sentence est cassée, Jeanne n’est plus considérée comme hérétique. C’est ce qui importait au roi de France, qui ne pouvait devoir sa couronne à une hérétique.

Une autre chose très importante s’est jouée à ce second procès : les avocats du roi ont plaidé que la Pucelle avait accompli une mission nationale au sein du conflit franco-anglais. La guerre civile est effacée.  

 

Propos recueillis par SOPHIE GHERARDI

 

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