Couvrant dix-huit années de notre histoire, et non les moins dramatiques, ce chef-d’œuvre, qui porte le plus humble des titres, couronne une carrière de plus d’un demi-siècle. Publié chez Flammarion, il avait fait au Seuil, en 1993, l’objet d’une réédition que j’avais préfacée et annotée. Mais trente ans après, pour la reprise en deux volumes de « Bouquins », une sérieuse mise à jour s’imposait : tant de témoins historiques étaient morts, tant de travaux avaient vu le jour. Né en 1952, à La Table ronde, le « Bloc-notes » a poursuivi sa carrière à L’Express en 1954, devenant du même coup hebdomadaire, puis il a trouvé, en 1961, refuge au Figaro littéraire. Vieillissant avec Mauriac, le « Bloc-notes » s’est éteint presque en même temps que lui, si bien que le dernier tome était posthume. Le mouvement qui pousse Mauriac vers cette nouvelle forme d’expression est profond. À 66 ans révolus, il découvre l’immobilité de la statue que « l’âge confère à l’homme ». La définition dont il se sert pour présenter le premier tome – « affrontement de l’individuel et de l’universel » – implique une réaction immédiate et personnelle à l’histoire en train de se faire.

 

La chance de ce feuilleton, c’est d’avoir été inauguré à la charnière du demi-siècle. Mauriac saisit la France entre l’Empire et le repli sur l’Hexagone ; il accompagne le monde de Staline à Nixon ; il décrit la mue spectaculaire à laquelle Jean XXIII invite l’Église. Mais l’œuvre déborde largement la vingtaine d’années de son cours. L’adolescent s’était éveillé à la politique dès l’affaire Dreyfus, le jeune homme a vécu le mal du combisme, puis l’espoir du Sillon… Le « Bloc-notes » peut apparaître comme la mémoire vivante de la IVe République, mais Mauriac embrasse plus large : depuis la querelle des Armagnacs et des Bourguignons jusqu’aux conflits de l’épuration et de la décolonisation, il n’ignore rien des « deux France » ni des deux visions de la politique : la réaliste et la mystique, dont de Gaulle réussira la synthèse. En outre, il est en avance sur son temps au moins dans un domaine. Dès les années cinquante, venant à la chose sans connaître le mot, il prêche la croisade écologiste. Le bruit, le béton, la pollution sur la mer et sur la terre comme au ciel, toutes les menaces pour l’environnement, toutes les plaies de la modernité, il les stigmatise déjà, mais elles se prêtent chez lui à un commentaire évangélique. Ainsi, en 1969, devant la coïncidence de l’espace conquis et du Rhin souillé, il glisse : « Il ne sert de rien à l’homme de gagner la Lune s’il vient à perdre la Terre. »

 

À La Table ronde, le « Bloc-notes » se présente sous la forme d’une éphéméride couvrant un mois d’écriture. L’agacement de Plon, éditeur de la revue, devant « les violents partis pris » de Mauriac sur le Maroc précipite la disgrâce du « Bloc-notes », accueilli bras ouverts à L’Express pour commenter « l’actualité littéraire et politique ». Le temps viendra où s’instaurera un dialogue discordant entre l’article de tête et la dernière page du journal : aux diatribes antigaullistes de Servan-Schreiber, Mauriac répliquera par ce qu’on pourrait considérer comme des contre-éditoriaux. En émigrant au Figaro littéraire, le « Bloc-notes », sans perdre de sa pugnacité, verra la veine confidentielle prendre le dessus. Beaucoup de textes seront écrits « d’une seule coulée, en une matinée », souvent le dimanche, au retour de la messe.

 

Qu’est-ce donc qu’« un vrai bloc-notes ? » Il consiste, explique l’inventeur, « à raconter mes journées et mes soirs tels que je les ai réellement vécus » à travers rencontres, lectures, spectacles de toute sorte. Une seule règle : garder sa liberté de thème et de ton. À la fin de sa vie, Mauriac observait que la fatigue, puis la maladie, en l’obligeant à « travailler au compte-gouttes », l’avaient ramené aux sources du bloc-notes le plus personnel. On savoure alors des notations sensorielles du demi-sommeil, du songe, de la maladie. L’actualité sollicite toujours Mauriac, mais c’est le mémorialiste qui en fait son miel. La Chandeleur le renvoie aux crêpes de son enfance, une pièce de Ionesco à ses émois d’adolescent, un jour de foire. Le cinquantenaire de la Grande Guerre devient prétexte à raconter comment il en a vécu en son particulier le début et la fin. En son aube, le « Bloc-notes » rayonnait sur le monde ondoyant et divers ; au crépuscule, il reflue vers le moi de l’écrivain.

 

L’immense succès de ce « journal intime à l’usage du grand public » se mesure au nombre de chroniques qui se sont coiffées de ce chapeau sans offrir les mêmes qualités : richesse de la langue, qualité du style, force du trait, poésie de l’image. Sans doute parce que l’outil que Mauriac a fait à sa main relève de la littérature plus encore que du journalisme. Par la grâce d’une vive sensibilité, il dramatise l’histoire dont il devient le coryphée. Sa conscience chrétienne est apte à intérioriser tout ce que l’actualité comporte d’enjeux et d’urgences. Cette réussite dément la définition de Gide : « J’appelle journalisme tout ce qui aura moins de valeur demain qu’aujourd’hui. » 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !