Où situez-vous Mauriac dans votre panthéon personnel ?

Très haut. Comme écrivain et comme journaliste, mais ils ne sont pas dissociables, il a été pour moi le modèle. Il a incarné toutes les qualités et les valeurs qui justifient, à mon sens, qu’un écrivain décide de s’exprimer de manière publique : l’horreur de l’injustice, la tolérance, l’universalisme et, en même temps, une forme de pétulance devant la vie. Il a pu être parfois cruel, ironique ; il n’est jamais un donneur de leçons. Il fut aussi un homme capable de contrition. Le chrétien l’irrigue, mais pas le chrétien avec ses œillères de chapelle – il a apprécié l’acceptation du monde par l’Église catholique au moment de Vatican II, que l’Église essaye de se rapprocher de l’Évangile. Enfin qu’on ne puisse plus dire : le Vatican, c’est le Kremlin, une posture qu’il avait détestée au moment de la guerre d’Espagne.

Sa vie amoureuse, sa vie politique, tout est marqué par une hypersensibilité et par une compassion d’écorché vif, tant dans ses personnages de roman que face aux politiques. Il pourrait reprendre à son compte la phrase de Gary : « J’ai mal chez les autres. » Quand éclate l’affaire de l’Observatoire (1959), il consacre deux articles à Mitterrand. Dans le premier, il le condamne ; dans l’autre, il réalise qu’il s’est trompé. Et il le dit. S’agissant de Maurras, Dieu sait qu’il a été contre lui au point de tout tenter pour l’empêcher d’entrer à l’Académie française. En 1958 pourtant, il se rend compte de ce que de Gaulle doit à Maurras, et il l’admet. Il est toujours capable de contrition.

 

Et il éprouve sans cesse une irrémédiable souffrance ?

Oui. C’est un homme qui souffre en permanence. Et donc aussi dans sa vie amoureuse, dont Jean-Luc Barré a si intelligemment décrit les méandres et les déchirements. J’adore cette phrase de lui, que tout amoureux passionné pourrait mettre en exergue devant la frustration qu’il ressent : « Je ne serai jamais heureux en amour, car quand j’écris une lettre d’amour j’écris aussi la réponse. » Ce don de compassion dû à son hypersensibilité, il l’a manifesté aussi en matière politique, même quand il attaque durement. Il est prêt à avouer son erreur, à la regretter. Il est torturé. C’est vraiment un chrétien plus qu’un catholique. C’est en cela qu’on retrouve en lui des caractéristiques très françaises. Pour moi, la France, qu’on soit ou non chrétien, s’exprime dans cette souffrance permanente devant l’injustice qui s’est manifestée courageusement chez Mauriac au moment de l’épuration. Il l’a dit : « J’ai exécré l’épuration, en vérité je ne m’en suis jamais consolé. »

 

En quoi la décolonisation a-t-elle aussi accentué ses affres ?

Depuis la guerre d’Espagne jusqu’à la guerre d’Algérie et dans la dénonciation de la torture en Algérie, Mauriac montre qu’il n’est pas un idéologue. Il est moins attaché aux idées, aux systèmes, qu’à l’homme qui souffre, qu’on exploite, qu’on torture. Il est le contraire de Malraux qui accepte l’horreur du monde et ne fait pas de détail. Dans C’était de Gaulle, Alain Peyrefitte raconte qu’il avait proposé deux noms au Général pour diriger l’ORTF, Mauriac ou Wladimir d’Ormesson. Le président répond : « Au premier chien écrasé, Mauriac va sauter au plafond, prenez d’Ormesson ! » Oui, Mauriac souffre en permanence. Va-t-il pour autant dénoncer toutes les injustices ? Je regrette son silence concernant les harkis. Il s’est rangé dans le camp des inconditionnels de De Gaulle.

 

Était-il indifférent à leur sort ?

Non, mais il a retenu sa plume. Comme tous ceux de sa génération, qui ont souffert de l’impuissance et des erreurs de la IVe République et d’un régime parlementaire déconsidéré et à bout de souffle. Pour tous ceux-là, de Gaulle est apparu comme le sauveur. Il n’a pas voulu ajouter de critiques à sa politique algérienne et faire chorus avec les opposants d’un pouvoir contesté et plus fragile qu’on ne l’imagine aujourd’hui. Un peu comme Malraux qui ne protestait pas sur la torture en Algérie et pour qui l’État devait être un monstre froid.

 

Quels romans de Mauriac vous ont le plus attiré ?

À la différence de Morand dont les thèmes sont plus piquants, Mauriac, comme Bernanos, aborde surtout des sujets graves. J’aime particulièrement Le Désert de l’amour. Ce qui me plaît dans ses romans sensibles et merveilleusement écrits, c’est qu’il est vis-à-vis de ses personnages comme envers les hommes : il s’efforce de comprendre leur malheur, celui de Thérèse Desqueyroux, de la Mathilde de Genitrix, ou encore celui de Jean Péloueyre du Baiser au lépreux. Mauriac exprime très bien les souffrances des femmes de la province, ces souffrances intimes qu’on ne peut pas crier sur les toits. La femme est bâillonnée dans un écosystème provincial qui fait qu’on ne doit pas se plaindre de l’échec de sa vie sentimentale. Il y a une tension extraordinaire qui ne correspond plus tout à fait à notre époque où le divorce est banal : alors, une femme ne se marie pas avec qui elle veut. Elle est enfermée dans le mariage obligé, le mariage de raison. C’est un écrivain qui, comme Balzac, a très bien compris les femmes. On pourrait reprendre pour lui la phrase d’Alfred de Vigny : « Après avoir étudié la condition des femmes dans tous les temps et dans tous les pays, je suis arrivé à la conclusion qu’au lieu de leur dire bonjour, on devrait leur dire pardon. » C’était un homme déchiré par l’amour. Il souffrait terriblement car, pour lui, l’amour s’insère toujours dans la culpabilité. Il a écrit cette très belle phrase : « Il n’y a qu’un amour », sous-entendu que ce soit pour les hommes ou pour les femmes. Me vient à l’esprit une autre phrase très mauriacienne : « l’horrible passion d’aimer qui on méprise »…

 

Comment ramener le public vers cette œuvre ?

Par le « Bloc-notes ». Il n’est daté qu’en apparence ; en réalité, il est éternel. L’actualité n’est que le tremplin pour rejoindre l’universel à travers sa propre personne. Le « Bloc-notes », c’est le journal d’une âme assoiffée d’élévation et qui doit se dépêtrer d’une situation politique médiocre. Il s’interpose toujours entre l’actualité et l’écriture. Il dévore l’époque, la critique, la vitupère, mais il la goûte aussi à la façon d’un Girondin voluptueux, parce que ce mélange adultère de beauté et de laideur, c’est la vie. Il savoure tout, la littérature, le parfum des pins dans la lande, les sentiments, le bon vin, le feu de bois devant la cheminée à Malagar. Or, quel est le but de la littérature, le but de l’art, sinon de donner une éternité à l’instant ? C’est ce qu’ont réussi tous les grands mémorialistes. Avec le « Bloc-notes », Mauriac a aussi brûlé ses vaisseaux en s’y jetant à corps perdu quand il traversait une crise de romancier causée en partie par un jugement injuste de Sartre, en 1939.

 

Sur quel fondement ?

Dans un article de La NRF, Sartre lui reproche alors de se prendre pour Dieu avec ce mot cruel : « Dieu n’est pas un artiste ; M. Mauriac non plus »… Ça l’a beaucoup affecté, d’autant que la guerre et le choc de l’Occupation l’ont ensuite détourné du roman, genre au sujet duquel, comme d’autres écrivains, il avait des doutes. N’ayant plus le goût d’en écrire, il a mis toute sa substance créatrice dans le « Bloc-notes ». C’est de la grande littérature. Et il est vraiment absurde de vouloir opposer ses romans et ses chroniques publiées dans les journaux. Où qu’il écrive, un écrivain est un écrivain. Dans mon Anthologie de la littérature française, j’ai retenu un texte sublime, une représentation à l’Opéra de Tristan et Iseult. Le public est en frac, très chic. Subitement Mauriac pense à ces gens coincés songeant à l’amour qui les a fuis. Il les imagine dévastés par ce sentiment qu’ils voient sur la scène. C’est d’une beauté terrible, déchirante.

 

Pourquoi le lit-on moins aujourd’hui ?

Nous ne sommes plus dans des époques littéraires comme hier, où la transmission entre les générations était essentielle…

La société française reposait sur trois piliers reliés entre eux, l’État, le catholicisme et la littérature. On constate leur affaiblissement, voire leur lente désagrégation. Mais cela touche particulièrement le domaine littéraire ; autrefois, à des degrés différents, la littérature était au centre de tout, de la société, de la mondanité, de la famille et de la vie politique. On avait besoin du regard des écrivains dans le domaine public, car ils projetaient une lumière à la fois éthique et esthétique. Aujourd’hui, la mode est plutôt aux intellectuels, aux commentateurs, aux débats scolastiques. On s’intéresse plus aux analyses des réalités quotidiennes et très peu aux rêves des poètes. C’est l’héritage de l’affaire Dreyfus. L’intellectuel dans l’opinion a supplanté l’écrivain.

 

Mauriac était-il fasciné par le pouvoir ?

Il a un réflexe un peu provincial. Quand on est à Bordeaux, il faut quand même être invité à la préfecture ! Il est fasciné par ce qui est complètement différent de lui. Le pouvoir, c’est le monstre froid qu’il ne sera jamais, lui qui souffre pour toute décision. Il voit ces ministres envoyer des gens à la mort, à la guerre, lui qui est pacifiste. Il est fasciné par le pouvoir comme il est fasciné par le mal. Et il a conscience que la politique est aussi le vecteur du mal. Sa curiosité est encyclopédique, mais il se rend compte par ailleurs que de Gaulle ne prend pas très au sérieux ses opinions politiques. Cela le désespère parfois et l’excite d’autant plus. Il veut être du côté des adultes.

Sa liberté de ton ne lui a pas attiré que des amis. Il a fait migrer le « Bloc-notes » de la droite, à La Table ronde, vers la gauche, dans L’Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber, puis encore à droite, dans Le Figaro où il écrivait par ailleurs des éditoriaux depuis la Libération…

Je ne le classerais pas politiquement. C’est un esprit libre. Il faut rappeler le mérite de Pierre Brisson, patron du Figaro, et de JJSS, qui ont saisi son immense talent. Il est intéressant de faire le lien entre ces deux grandes figures d’éclaireurs de la bourgeoisie, incarnant deux époques très différentes, que sont François Mauriac et Jean d’Ormesson : pour le premier, c’est l’époque de la croyance, de la vibration d’un homme qui secoue ses lecteurs comme un apôtre chrétien pour leur dire : « Soyez intelligents, soyez humains, soyez fidèles à vos valeurs. » Il rencontre un succès colossal, car la bourgeoisie a besoin de ce discours d’élévation. Dans les années 1945-1970, la France est encore très littéraire. Ce que dit un écrivain compte beaucoup. Mauriac occupe alors une place extraordinaire, il a le droit de tout dire. Il va même assez loin avant de mettre de l’eau dans son vin avec de Gaulle. Quand d’Ormesson arrive, le changement est total : l’éclaireur reste archi-littéraire, mais il est devenu un sceptique, un hédoniste. On n’est plus dans la culpabilité de Mauriac ni dans l’ambition de secouer la bourgeoisie. Au contraire, d’Ormesson essaye de la rassurer et de lui donner des raisons d’être heureuse. Et puis, comme avait lancé la princesse Bibesco : « Mauriac n’a pas assez de santé pour être païen. » D’Ormesson l’avait, lui, la santé !

 

De quels thèmes Mauriac s’emparerait-il aujourd’hui selon vous ?

De tous. Sa curiosité était inlassable. Je l’imagine parlant avec frémissement et dégoût de la question de la pédophilie, qui est une grave plaie de l’Église. S’indignant aussi devant ces prêtres qui semblent avoir perdu l’idée de la charité, et l’ont abandonnée à Coluche et aux Restos du cœur. Et il condamnerait sûrement la déliquescence des institutions de la Ve République, la détérioration irréfléchie de la plus réussie de nos constitutions, cette monarchie élective tellement adaptée à la contradiction ontologique des Français. Sans doute serait-il également révolté par la pornographie ambiante. Je ne parle pas de pudibonderie, mais de ce matérialisme commercial, qui rabaisse les citoyens au rang de consommateurs de cochonneries. Mais les écrivains comme Mauriac sont faits pour être malheureux : quelle que soit l’époque où ils vivent, ils en souffrent, tout en nous donnant des raisons d’espérer. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

 

 

 

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