Mon premier contact avec Mauriac n’est pas passé par la littérature, mais par une adaptation de Thérèse Desqueyroux à la télévision. Je m’étais dit : quelle violence ! Ce qui m’avait terrifiée, c’était cette violence silencieuse et sourde alors que je venais d’une famille où la violence faisait beaucoup de bruit. Plus tard, j’ai retrouvé cette sensation dans Le Baiser au lépreux. Je n’étais pas habituée à ça.

C’est ce que j’aime chez Mauriac. Il est un auteur très violent : il raconte comme un chirurgien, avec sa manière d’écrire très précise, les profondeurs et les abîmes de la vie de familles bourgeoises en Aquitaine. Avec des gens qui possèdent des terres, des maisons, qui ont des intérêts. Il n’y a pas de pathos. Depuis ma lecture publique des Anges noirs avec Jean Marc Barr, en juillet dernier à Malagar, je me souviens de ce que dit en substance l’héroïne : « On n’est pas là pour se répandre. C’est à Paris qu’on fait des mines et qu’on pleure. L’important pour nous, c’est qu’il faut garder la terre, l’héritage. »

Mon ressenti est que Mauriac devait être extrêmement bon. Il faut être doux, profondément humain et généreux, pour raconter la cruauté du monde. Je le vois comme à l’intérieur d’une armure qui vient de son éducation, de sa famille. Une armure avec dedans un cœur qui bat très fort. Cela ne s’exprime pas ainsi dans son écriture. Il passe par d’autres chemins, avec cette manière subtile de décrire la mesquinerie – non pour dire qu’il hait les hommes, mais pour montrer qu’on peut être comme ça, qu’on peut aller loin dans la bassesse, avant que, trois lignes plus tard, vienne un geste qui rachète le personnage. On est en permanence dans la culpabilité et dans le rachat de l’âme. C’est impressionnant.

Mauriac n’a rien de méditerranéen. En cela, son univers est très loin de moi. Il est dans la retenue pour exprimer sa sensibilité. Lors de notre lecture à Malagar, son arrière-petite-fille qui vit en Allemagne était là. J’ai pensé : « C’est normal, ça lui va bien, à Mauriac, d’avoir une descendante allemande. » Je regardais les jardins de Malagar très tracés, les haies bien taillées, l’allée des cyprès. Je pensais aussi au physique de Mauriac, ce grand corps droit. L’endroit où on vit, le point de vue d’où on regarde le monde, c’est important dans l’écriture. Mauriac, pour moi, est un honnête homme, très respectable. Il sait parler de l’âme humaine, de ses côtés tellement sombres, avec parfois une misanthropie impressionnante. Et un rapport aux femmes étrange. Il sait les regarder, les décrire, mais il y a toujours quelque chose dans la description des corps qui montre que la sensualité le dérange. Moi qui ai reçu une éducation protestante, je vois dans la manière dont il pratique la religion une dimension de cet ordre. Il ne se fait aucun cadeau. On sent chez lui une exigence permanente. Il a dû se poser des questions toute sa vie sur la religion. C’est un vrai croyant, quelqu’un qui n’arrête jamais de douter. Qui a le courage de se poser les vraies questions. Avec une volonté d’être sincère, comme un chevalier à la veille d’être adoubé, qui passe la nuit à genoux dans la chapelle.

Mauriac a ce côté-là qui me séduit profondément. Une dimension humaine avec les bons et les mauvais côtés. Il peut évoquer avec une sécheresse incroyable un village où tous les villageois chuchotent par-derrière à propos d’un curé qui couche avec sa gouvernante, raconter une pratique locale qui consiste à jeter des fleurs et des branchages devant la porte du curé « fautif », et montrer le personnage principal du roman qui fait disparaître ces symboles d’indignité. Mauriac est un immense écrivain qui a cette capacité d’appréhender avec authenticité sa propre vérité. Il a son point de vue sur l’homme et il l’assume, dans une langue française remarquable. C’est pourquoi le lire est une expérience extraordinaire. Comme lectrice, je me dis qu’il devait travailler comme un fou pour la précision des virgules, des points, des mots, des adjectifs. C’était un chercheur du mot juste, c’est un orfèvre qui fait naître des univers très imagés. Je le lis et je vois. Et je sens. C’est très olfactif, Mauriac. Dans Les Anges noirs, on sent le village, la traversée du village, la cuisine. Puis on part dans le secret. C’est chez lui très présent, le secret de famille, la honte, tout est étouffé par les rideaux et les tentures dans ces maisons bourgeoises… ça sent le renfermé. Les hommes sont tous un peu mous, pas les femmes. Il est très émouvant alors que dans ce milieu qu’il décrit, on n’exprime pas de sentiments. On reste à distance. Mais beaucoup de choses passent dans un regard, dans une manière de poser sa main. Comment fait-il pour arriver à rendre cela ? Je suis fascinée.

Mauriac est aussi profondément catholique, Dieu est là tout le temps. C’est ce qui lui permet de prendre tant de hauteur, d’universalité, de dimension religieuse. Il montre, mais n’est jamais dans le jugement. Quand un auteur est dans le jugement, on peut repousser sa morale. Lui, il vous attrape par la droite, par la gauche, par un pied ou une oreille : au début des Anges noirs, la servante dit au personnage principal qui arrive et qu’elle déteste, qu’il n’y a rien à manger. Mais elle va tout de même sortir quelques victuailles. Plusieurs plans émotionnels coexistent. En quelques lignes, Mauriac décrit à la fois la servitude paysanne et l’irrespect de la servante pour ce personnage.

Je voudrais qu’on puisse entendre davantage cette voix singulière. Mais nous sommes dans une époque très superficielle et, comme Camus ou Bernanos, Mauriac est un auteur très profond, de ceux qui vous demandent de vous positionner, qui vous mettent en état de responsabilité. Il fait partie de ces écrivains qui vous demandent de lire. Quand vous les lisez, vous ne faites que ça, alors que la tendance est de faire des sauts de puce. On ne peut lire Mauriac sans s’immerger. On entre dans sa littérature comme dans une cathédrale. Autre chose enfin : il faut accepter d’avoir peur quand on entre dans un de ses livres. 

Conversation avec Éric Fottorino

 

 

 

 

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