En octobre 1954, à bientôt 69 ans, François Mauriac à Malagar constate dans son « Bloc-notes » qu’il a bien du mal à écrire sur « les petits oiseaux », sujet que ses enfants lui conseillaient naguère lorsqu’il éprouvait ce mal récurrent du chroniqueur, la recherche inquiète d’un sujet : « Le vrai est que je continue de vivre au-dedans de moi les conflits de Paris et qu’il n’est guère de lecture pour m’en détourner. Quelle fiction l’emporterait sur la bataille d’hommes ? » De la part d’un romancier, la dernière phrase peut étonner, dans la mesure où c’est dans le roman que vit depuis longtemps, dans toutes ses dimensions, la « bataille d’hommes », une expression de Rimbaud ; mais, en 1954, après les événements du Maroc, ce sont ceux d’Algérie qui débutent. Le vieil homme a rejoint un jeune hebdomadaire de gauche, L’Express. Le roman est une forme qui ne lui permet plus de raconter ce qu’il vit « au-dedans ». Quant aux petits oiseaux, s’ils volent, c’est par-dessus des flaques de sang. La politique et la guerre occupent la chronique.

 

Pourtant, ni les oiseaux, ni Mozart, ni la littérature, ni rien de ce qui a fait la vie de cet homme, le monde de cet écrivain, n’en disparaît. Ils ajoutent au contraire leurs surfaces et leurs couleurs à ce tableau vivant, filtré, composé, à ce tableau si politique qu’est le « Bloc-notes ». C’est d’abord ce qui m’a plu dans cette œuvre : dans l’orage, elle accueille et compose. Le talent n’y renonce jamais au naturel, ni le sérieux à l’humour, ni la lutte au pas de côté, ni la réaction au silence. Jour après jour, Mauriac écrit les réflexions, les combats, les sensations, les digressions, les lectures, les souvenirs d’un homme qui a presque tous les âges et toutes les curiosités. Il multiplie les angles et les perspectives sans y perdre sa nature, sa clarté, sa volonté, son goût de l’image et du jeu. Je me souviens d’une phrase, qui valait pas mal de théories à la mode : « En politique, le spectacle est permanent, mais on ne peut pas sortir de la salle. » Le chroniqueur Mauriac raconte le spectacle, le public, la salle, sa place dans la salle, l’état dans lequel il y entre, les méandres que suit son esprit pendant le spectacle. Je n’en vois pas d’autres, ni avant ni après, qui ait aussi bien tenu, d’une main aussi ferme et aussi souple, toutes les rênes à la fois. Chaque lecture me faisait et continue de me faire dire : « C’est bien ce monde, et nul autre ; c’est bien cet homme, et nul autre ; c’est donc bien à moi qu’il s’adresse ; c’est de moi qu’il s’agit. »

 

Je n’avais pas vingt ans quand, une dizaine d’années après la mort de Mauriac, j’ai découvert le « Bloc-notes ». Jusqu’ici, l’écrivain était pour moi l’auteur des romans que j’avais lus avec passion pendant l’adolescence. J’ai aussitôt basculé dans autre chose. Chaque chronique était comme la phalène décrite par Virginia Woolf dans une nouvelle : « un corps frêle et minuscule », mais qui, traversé par « l’énorme énergie terrestre », « ne négligeait rien de ce qui lui était permis ». La phalène de Woolf, ce « fil de lumière vitale », va tout droit vers la mort. Et c’est là où la comparaison s’arrête : à la fin, la chronique ne mourait pas. L’art du romancier et la joie du polémiste la faisaient renaître, et renaître encore. Le « Bloc-notes » n’était pas le second choix d’un écrivain, ni la radiographie d’une posture, ni l’exercice de style d’une main à plume et à opinions. Dans un univers soumis au prêt-à-porter, c’était, pour chaque lecteur, du sur-mesure. 

 

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