Longtemps, je me suis levée de bonne heure. À 4 h 55 du matin, très exactement. À peine mon réveil avait-il sonné que j’enfilais un jean et un vieux débardeur. Cinq minutes plus tard, je sortais et traversais la rue pour pénétrer, par une porte dérobée, dans le sous-sol d’une boulangerie. Je restais dans cet antre deux heures, avant de retourner, dans la journée, à mon métier de journaliste. Ces cinq-à-sept quasi nocturnes durèrent plus de six mois, six mois d’un apprentissage aussi clandestin qu’amical. Six mois d’une plongée dans un monde parallèle.

La boulangerie Michel faisait un angle. Dans un immeuble de style haussmannien tardif, elle se situait entre le square, le marché et l’école. Un triangle d’or du pain au chocolat. Une boutique digne d’un livre d’enfants avec sa devanture, ses desserts traditionnels et son comptoir à bonbons. Un lieu de réconfort et d’habitude. Les marmots du quartier ne s’y trompaient pas et le plébiscitaient.

M. et Mme Michel avaient racheté la boulangerie quelques années plus tôt. Installés dans un petit deux-pièces avec leurs deux enfants à l’étage, ils se répartissaient les rôles d’une façon classique : elle, souvent aidée par une vendeuse, à la caisse ; lui dans le laboratoire au sous-sol avec un ouvrier boulanger et un ou deux apprentis. Au premier, la vie de famille. Au rez-de-chaussée, la boutique, un univers de femmes où défilait tout le quartier. Au sous-sol, un monde d’hommes, où l’air sentait un mélange de farine, de sucre et de sueur.

Passant un jour à la boulangerie, je demandai à Mme Michel quelles pâtisseries étaient du jour. Piquée au vif, elle somma son mari de monter afin de confirmer que « tout est bien du jour, voyons ! ». Je vis alors arriver un trentenaire au visage enfantin, de gros cernes sous les yeux et de la farine sur les avant-bras. Amusé par la susceptibilité de sa femme, M. Michel me lança : « Si vous voulez en avoir le cœur net, venez travailler avec nous demain à 5 heures. Je laisserai la porte de derrière ouverte ! Chiche ? » Ce défi, accepté avec joie, allait rythmer ma vie et me faire découvrir des gestes, des techniques, un rapport au travail et à soi, bref un milieu qui m’était jusqu’alors largement demeuré invisible.

Dans le sous-sol, l’ouvrier boulanger commençait en premier, vers 3 heures du matin, rejoint rapidement par M. Michel. Il connaissait parfaitement son métier et était totalement autonome. Il pétrissait, rabattait, façonnait, cuisait. Quand j’arrivais deux heures plus tard, la chaleur était déjà intense : 27 degrés en plein hiver. L’été, quand la canicule s’abattait sur Paris, les conditions de travail devenaient difficiles et l’ouvrier boulanger menaçait d’exercer son droit de retrait. Il travaillait dans une pièce où le thermomètre pouvait afficher 40 degrés et la loi le lui permettait. Un jour, il mit ses menaces à exécution. Cela dura trois semaines, et M. Michel dut faire le travail de deux personnes en prenant sur son sommeil. Il comprenait l’ouvrier, mais suppliait l’agence d’intérim de lui trouver quelqu’un. Impossible. Tant pis, pensait M. Michel, c’est aussi ça être patron.

Il se voyait comme un homme d’âge mûr, alors que les autres trentenaires du quartier se conduisaient comme de très jeunes adultes. Chef d’entreprise et père de famille, il travaillait depuis ses 14 ans. Il n’était pas marié, « pas officiellement », soulignait-il pour que personne ne puisse douter ni de son statut ni de son sérieux. Il le ferait un jour. Mme Michel, qui portait déjà le nom de son compagnon, le lui demandait souvent, mais il voulait « faire les choses bien, avec un hélicoptère et des colombes, comme Johnny Hallyday ». L’apprenti buvait ses paroles tout en préparant les sandwichs. L’ambiance était un peu potache. M. Michel était exigeant, faisait le lien avec le lycée professionnel et les parents de façon rigoureuse, mais il aimait charrier les plus jeunes, qui le lui rendaient bien. Ils s’envoyaient du « on travaille pas comme des pédés ». Leurs rires étaient à peine interrompus par le flash info de NRJ et par mes haussements de sourcils. Ils s’excusaient vaguement puis nous retournions à nos caramels, crèmes et feuilletages.

Les six premiers mois furent intenses. Je me rendais dans le laboratoire chaque matin et j’arborais avec fierté le tablier « Boulangerie Michel » avec mon nom brodé dessus. Même quand mes visites s’espacèrent, le laboratoire resta un peu mon domaine. Je savais que je pouvais retrouver son odeur âcre et la bonhomie qui y régnait quand je devais faire un gâteau d’anniversaire.

En juin 2019, le propriétaire des lieux annonça une augmentation de loyer, qui força la famille Michel à plier bagage. Avant de fermer, Mme Michel offrit des verres de cidre, stocké à l’époque de la galette des Rois. On trinquait dans la boulangerie, sur le pas de porte et le trottoir. Quelques mois plus tard et après des petits travaux, une autre boulangerie a remplacé la leur. Les clients s’y font plus rares. Tout est bio, mais les prix sont plus élevés et il n’y a ni bonbons ni baguettes ordinaires. Les Michel se sont installés en Normandie. M. Michel travaille dans la pâtisserie d’un de ses cousins et peut dormir davantage. L’automne prochain, il ouvrira une nouvelle boulangerie et fera sa demande en mariage. 

 

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