Le plus précieux produit de la Terre, notre mère à tous, le pain qu’implore la prière dominicale de « Notre Père qui es aux cieux », le pain n’a jamais été considéré comme une propriété semblable à toutes les autres. La conscience publique s’est toujours refusée à mettre sur la même ligne le vol de dix sous et le vol d’un pain de cinquante centimes.

 

On prétend que le sac de farine doit être délié dès qu’il est apporté du moulin, et que la farine doit être immédiatement déversée, sans quoi la langue du nouveau-né ne se délierait pas non plus ; le fils, espoir de la maison, serait « noué » de corps et d’intelligence. La raison du dicton n’est pas difficile à saisir : plus tôt la farine est mise en usage, plus vite elle est utilement consommée, plus ceux des alentours qui en manquent, plus les nécessiteux que le hasard amène par-là ont chance d’en obtenir. On a la recommandation : « Ne touche au pain que pour le couper, ne coupe le pain que pour en manger, ne mange au pain que pour en faire manger. » Les Français ont le proverbe bien connu : « Pain coupé n’a maître », et pour être bien compris il doit être rapproché d’un autre précepte, d’après lequel le patron et la patronne ne doivent pas mettre sur la table du pain sans l’entamer. La maison où l’on « serre le pain » est mal notée. En « rompant le pain en commun », les chrétiens de la synagogue de Jérusalem conquirent le monde gréco-romain à leurs doctrines et célébraient un mystère que l’Église postérieure n’a jamais réussi à détourner tout à fait de sa signification première.

 

Il était autrefois mal vu de « compter les pains cuisant au four ». Si on les compte, disait-on, ils ne réussiront pas et ne profiteront guère. On objecte, tant la tradition a été vite perdue : « Mais si le pain n’était pas compté, il pourrait en être enlevé quelques-uns. » Assurément, c’est aussi ce que l’on voulait, mais sans paraître le savoir. On estimait que du pain ne peut être détourné que « pour le bon motif ». Et puis, fallait-il être sévère envers les pauvres, qu’on estimait alors être les représentants, en quelque sorte les fondés de pouvoir, du Dieu qui donne du pain ? « Que Dieu nous préserve, dit une prière musulmane, de nous arrêter jamais devant la porte de l’avare, maison devant laquelle l’eau est mesurée et le pain compté avant qu’il soit cuit. »

 

 

 

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Nous apprenons par le Banquet de Trimalcion* que les Romains baisaient la table sur laquelle ils venaient de manger ; car la table qui porte le pain leur était sacrée. Dans la plupart de nos fermes, pour ne pas dire dans toutes, c’est la place qu’occupe la grande table qui est considérée comme le lieu le plus honorable de la maison, à un plus haut degré encore que le lit conjugal. À la mort du chef de famille, elle doit faire place au cercueil, car c’était à la table qu’était le siège d’honneur du « Maître du Pain ».

 

Quant au pain lui-même, il est objet de respect dans les pays où il est relativement abondant ; objet de vénération dans ceux où l’on est exposé à en manquer. Gaspiller la nourriture que des pauvres seraient heureux de ramasser dans la rue a toujours paru aussi répréhensible que serait le vol ; et l’on a souvent mis de pair avec le meurtre le fait de détruire délibérément ce qui pourrait faire vivre un homme. L’opinion réprouve sévèrement le prodigue égoïste et stupide qui se prévaut de son droit de propriété pour anéantir ce que l’on a si justement appelé « vivre ». Les Égyptiens et les Arabes ont la même expression, ils donnent au pain le nom d’Ezsh, la vie. Les Hébreux employaient une heureuse expression : « Bâton de vie », que leur ont empruntée les peuples chrétiens. Les Arabes possèdent aussi cette expression, l’ayant peut-être de leur propre fonds.

 

« Quatre choses, disent les rabbins, nous ont été transmises relativement au pain :

 

« Ne jamais le jeter.

 

« Ne pas lui faire toucher viande crue.

 

« Ne pas appuyer une assiette contre lui.

 

« Ne pas tenir au-dessus son verre plein. »

 

Pourquoi la seconde prescription ? Probablement parce que la viande crue, que mangent les animaux et non les hommes, est de qualité trop inférieure pour être mise sur le même plan que le pain, la chose la plus précieuse qu’il y ait en ce monde.

 

Et pourquoi la dernière ? Sans doute parce que le liquide pourrait tomber sur le pain par mégarde, peut-être aussi parce que l’attitude manquerait de respect à son égard ; peut-être encore parce qu’il ne faut pas intercepter la bénédiction qui sur lui descend du ciel à tout instant.

 

 

 

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Le peuple confond volontiers le pain et l’hostie, la vénération qu’il éprouve pour le premier n’est pas à distinguer de la vénération qu’il porte à la seconde. Son respect tourne à la religion ; entre un pain et une divinité, il distingue à peine. En devenant pain bénit, le pain de ménage change à peine de qualité, et si, en devenant hostie, il acquiert des propriétés extraordinaires, il ne change pas de nature pour cela. Magie sur magie se multiplie par elle-même et passe aux puissances du carré et du cube. Par origine et en son essence, l’hostie n’est autre que le pain, elle est le pain déifié, son diminutif en volume, son augmentatif en puissance ; du reste, la modification de forme est assez récente. Au XIIe siècle, des pains à chanter, oublies, oblates ou hosties, comme on les appelle indifféremment, s’introduisirent dans les repas religieux. Jusque-là, les communiants apportaient eux-mêmes le pain au prêtre pour le faire bénir et même, pendant un certain temps, les familles de haute noblesse française conservèrent le privilège de faire consacrer, pour leur usage exclusif, des hosties à leurs armes, dont elles faisaient usage aux jours de gala et dans les circonstances exceptionnelles. Les journaux contemporains parlent même de certain marquis « qui, ne vivant que pour son blason, le mettrait partout, jusque sur les hosties avec lesquelles il communie en sa chapelle patrimoniale ». Sitôt après la Réformation, la plupart des protestants et la totalité des dissidents abandonnèrent l’usage des hosties pour revenir à la coutume primitive de rompre le pain. 

 

 

 

 

 

* Un épisode célèbre du Satyricon de Pétrone, écrit au Ier siècle de notre ère.

Le Pain, 1909

 

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