« C’est magnifique de voir ces quatre trucs qui se mélangent et deviennent une boule qui gonfle, qui gonfle. C’est un émerveillement un peu enfantin ! » Cyril, un Parisien « pas du tout manuel », a profité du confinement pour s’attaquer à la fabrication d’un morceau de notre identité, de notre civilisation : faire son propre pain.

 

À en croire les adeptes, la pratique relève du funambulisme : une aventure merveilleuse, stressante parfois, incertaine toujours. Au moindre faux pas, tout retombe. Emna, une trentenaire qui a grandi en Tunisie, assure qu’il faut avant tout du courage pour s’attaquer à ce mythe : « Pour moi, ma grand-mère était une magicienne et c’était la seule à pouvoir faire le pain. » Sibil, une étudiante d’origine arménienne vivant à Lyon, confirme : « Quand ma mère faisait de la brioche, parfois cela gonflait, parfois pas. J’avais peur du levain. »

 

 

 

Le pain, c’est avant tout la rencontre entre des ingrédients simples : de l’eau, de la farine, du sel et, bien sûr, la levure ou le levain qui vont donner vie à la pâte. Ces substances possèdent le pouvoir de décomposer l’amidon des céréales, entraînant une fermentation. Cette réaction chimique va produire du gaz carbonique, dont les microbulles resteront prisonnières de la pâte et la feront gonfler, lever.

 

Cyril a acheté une machine à pain au début du confinement pour éviter les sorties quotidiennes à la boulangerie. L’appareil mélange et cuit la pâte en quelques heures, et son possesseur ne cesse de s’émerveiller de ses créations : « Le côté expérimental est super intéressant, c’est une espèce de chimie. Je trouve ça fascinant de revenir à quelque chose d’aussi simple, cette composition originelle. Ça fait réfléchir. »

 

 

 

Emna, elle, a franchi un pas de plus dans l’expertise. Depuis que sa machine est cassée, elle pétrit elle-même son pain : « J’ai les mains dans la farine, c’est très apaisant. Je mets de la musique, je mélange les ingrédients, je pétris la pâte, je la laisse reposer, monter, je regarde si la température ambiante est bonne… » Son mari et sa fille se régalent des odeurs de boulangerie qui envahissent ensuite l’appartement. Une opération qui s’étend sur une journée entière, ou du soir jusqu’au matin pour ceux qui laissent lever la pâte durant la nuit.

 

En Corse, Emmanuel, boulanger amateur depuis quelque temps, a converti une partie de sa famille au façonnage du pain. Mais la magie échappe encore à sa tante, qui échoue à chaque tentative. « La prochaine fois, j’irai la regarder faire pour comprendre ce qui cloche ! » s’engage le jeune père de famille. Car il le sait : il ne suffit pas de suivre une recette pour réussir son pain, il faut prendre le coup de main. Sous peine d’une grande déception à la sortie du four. Si l’eau n’est pas à la bonne température au moment de se mélanger à la farine, s’il fait trop froid ou trop humide dans la cuisine, si on travaille trop la pâte ou pas assez, elle ne lèvera pas. Même l’inclinaison du couteau au moment d’inciser le pâton avant de l’enfourner a son importance !

 

L’art rejoint ici la science, et un frisson envahit l’alchimiste : « C’est plus fort que moi, je reste toujours le nez collé à la porte du four durant les quinze premières minutes de la cuisson, confie Emmanuel. Je me demande à chaque fois s’il sera réussi, s’il sera meilleur que le précédent… »

 

Une fois passés les premiers échecs, la confiance gagne les apprentis boulangers. Ils s’aventurent alors dans l’immense diversité d’une recette aux ingrédients pourtant basiques. « Je suis content qu’il y ait eu des pénuries pendant le confinement, s’amuse Cyril. Cela m’a permis de découvrir toute une palette de farines dont je ne soupçonnais même pas l’existence ! » Fine, complète ou semi-complète, de blé, de seigle, d’orge ou de sarrasin, tous les mélanges semblent autorisés pour réaliser un pain original.

 

Mais pour une création vraiment unique, il faut s’aventurer encore plus loin dans les mystères du pain, et dompter son ingrédient : le levain. Rien à voir avec la levure boulangère, apparue seulement au XIXe siècle ! Cette dernière, vendue sous forme de poudre ou de cubes, se compose de champignons mis en sommeil. Au contact de la farine et de l’eau, ils se réveillent et entraînent une fermentation rapide. Le levain, lui, constitue un écosystème à part entière. Il renferme des champignons, mais surtout des bactéries qui vont générer une fermentation plus longue et plus complexe, et donner un pain plus digeste.

 

Rien de plus facile que de créer son propre levain : il suffit de mélanger de la farine et de l’eau, et de laisser la pâte prendre vie durant quelques jours. Les micro-organismes présents dans les ingrédients, mais aussi dans l’air ambiant, vont coloniser la matière. Cette faune domestique aura ainsi, littéralement, le goût de la maison qui l’accueille.

 

Jamais une pâte marronnasse, flasque et à l’odeur légèrement acide n’aura déclenché autant d’enthousiasme, d’amour presque, chez ses propriétaires. Emmanuel, dont le levain a élu domicile dans un bocal au-dessus du réfrigérateur, en parle comme d’un membre de la famille : « C’est incroyable, j’ai l’impression d’avoir découvert tout un univers ! Voilà un organisme vivant unique au monde, qu’il faut nourrir régulièrement en ajoutant de la farine et de l’eau, surtout à la veille de faire du pain, pour le réactiver et qu’il soit en forme. »

 

Bien alimenté, le levain gonfle, fait des bulles et lève des troupes de bactéries pour prendre d’assaut la pâte à pain du lendemain. « Tu as un truc vivant chez toi, c’est complètement fou », s’étonne Emna, qui a même baptisé son levain – il s’appelle Toto et fournit chaque semaine plusieurs kilos de pain, savoureux et rassurant.

 

Dans ces quelques heures de préparation se joue quelque chose de l’ordre du nourricier, du foyer, de l’enracinement. Sibil, qui vit loin de ses proches, installés en Turquie, s’étonne : « On n’a jamais fait notre propre pain dans ma famille, et pourtant faire mon pain me rappelle ma grand-mère, ma maison. Ça procure un sentiment de sécurité : tant que j’aurai de la farine et de l’électricité, je pourrai en faire. » Cyril, qui a attendu cette pandémie pour mettre la main à la pâte, y trouve une autonomie bienvenue : « Voilà quelque chose de super simple à faire lors d’une fin du monde ! Tu te rends compte que boulanger, c’est un métier extraordinaire. »

 

Sans compter la fierté d’ouvrir le four, de découvrir l’aspect de la croûte, de retourner la miche pour vérifier qu’elle sonne bien creux. Puis, après une interminable attente, afin que le gaz carbonique s’échappe, rompre enfin le pain pour découvrir les alvéoles et le goût de la création du jour. « J’espère que ces mois de confinement auront ramené les gens à des choses essentielles comme ça, souffle Cyril. C’est aberrant qu’on ne sache plus les faire. » 

 

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