[Mieux manger 2/5] Cet été, le 1 ouvre ses archives en sélectionnant un thème par semaine. Aujourd’hui, l’historien américain Steven Kaplan évoque avec passion la saveur du pain français et retrace l’histoire de la très emblématique baguette.

 

À quoi juge-t-on un bon pain ?

Il faut savoir le déguster, et pour cela mobiliser tous les sens. Six grands critères révèlent la qualité d’un pain. L’aspect, parce qu’il doit éveiller le désir qu’on le mange. La croûte, dorée tirant vers l’ocre, caramélisée, craquante – le marqueur d’une bonne cuisson. La mie, un brin pulpeuse et élastique, couleur crème ou nacrée plutôt que blanche, percée de multiples cavités de tailles inégales qu’on nomme les « alvéoles » et qui sont le lieu de mémoire d’une fermentation réussie. La mâche, qui débute par une sensation agréable, un premier contact qui ne soit ni agressif ni réfractaire. Enfin, les arômes et les saveurs, difficiles à démêler, tellement le jeu du nez et celui de la bouche sont imbriqués.

 

Pouvons-nous tous apprendre à juger de la qualité du pain ?

Oui, c’est le fruit d’un apprentissage, celui de la culture du pain qui, actuellement, a tendance à se perdre. La qualité sensorielle dépend de toutes les étapes de fabrication du pain : la sélection des grains et leur agroécologie, la fabrication des farines et leur assemblage, l’agent de fermentation (la levure, commode et rapide, ou le levain, plus exigeant et plus lent), le pétrissage, la cuisson. Mais c’est le pointage, ou première fermentation, – ce temps où on laisse développer la pâte en masse, idéalement pendant trois à quatre heures – qui est le véritable geyser des saveurs et des arômes. Et bien sûr le savoir-faire de l’homme !

Pour comprendre ses propres préférences, le consommateur peut et doit apprendre à discerner ce qui fait la qualité d’un pain. C’est aux boulangers d’être pédagogues. Ils doivent s’éduquer eux-mêmes, puis transmettre ce savoir à leurs équipes et leurs clients : l’idée est de déguster ensemble, en se remettant en question. Tout au long du XXe siècle, le pain a peu à peu été dévalorisé. Les Français ont perdu un ensemble d’émotions, de rituels, de pratiques, de discours, qui constituait leur culture du pain. Aujourd’hui, les boulangers doivent justifier inlassablement l’origine et la qualité de leurs produits, la confiance qui les liait aux Français est brisée.

 

D’où vient cette méconnaissance du bon pain ?

En forçant le trait, on peut dire que le pain blanc est la cause de tous les maux ! Pendant l’Occupation, les tickets de rationnement donnaient accès à un pain noir, lourd, grossier. Au sortir de la guerre, les Français veulent du pain blanc, couleur associée depuis l’Ancien Régime à une symbolique de pureté et de supériorité. Afin de nourrir la population, l’État prend le contrôle du commerce des grains et des farines, et impose des restrictions draconiennes pour faire produire en masse un pain qui reste longtemps très loin des rêves « blancs » de la Libération. Vers la fin des années 1950, des boulangers découvrent, probablement par hasard, une manière de transformer une médiocre farine bise en un pain à l’aspect bien plus alléchant. Cette méthode, dite « pain blanc », basée sur un pétrissage prolongé et intensifié, débouche sur un pain hyper blanc et gonflé à bloc, gratifiant pour les yeux, mais insipide.

Ces artisans n’ont pas compris que la baguette était leur chance de négocier élégamment le passage entre le pain-nécessité et le pain-plaisir

Vite séduits, les artisans boulangers abandonnent leurs fournils vétustes et investissent dans le système « moderne », plus mécanisé : pétrins à double vitesse, façonneuses, fours rotatifs donnant des baguettes moulées, panification « corrigée » par divers additifs et beaucoup trop de sel et de levure… Puisque leur vie est ainsi devenue moins pénible, les boulangers vont refuser obstinément de s’interroger sur la qualité, comme si elle était consubstantielle à leur statut d’artisan ! Ils crient à la concurrence déloyale quand arrivent de nouveaux acteurs industriels et commerciaux (terminaux de cuisson, chaînes de boutiques et grandes surfaces). Sans l’intervention puissante d’une partie de la meunerie (à travers des « enseignes » appelées Banette, Rétrodor, Baguépi, Bagatelle…), l’existence de la boulangerie artisanale était menacée.

 

Cette séquence annonce-t-elle la reconquête de la qualité gustative ?

La réalité est moins linéaire. N’oublions pas que la baguette a été inventée au début du XXe siècle : c’est le premier pain pleinement moderne. Il résulte de divers facteurs : la volonté de réduire la pénibilité en supprimant le travail de nuit ; la détérioration de la compétence qu’exige le travail sur levain ; la demande – urbaine et plutôt aisée – pour un pain moins gros, acheté frais plusieurs fois par jour, moins acidulé. On s’est donc mis à fabriquer le pain « en direct », sans fermentation préalable, avec de la levure. Excellente idée, à condition de ne pas bâcler le pointage ! Bien des boulangers ont opté pour la facilité et la productivité, réduisant la première fermentation à un quart d’heure, mettant trop de levure, de sel, d’acide ascorbique… Ces artisans n’ont pas compris que la baguette était leur chance de négocier élégamment le passage entre le pain-nécessité et le pain-plaisir. Raté historique. Sauf chez quelques virtuoses, cette baguette manquait de goût et d’arôme. Au lieu d’enrayer la chute de la consommation, elle l’a sans doute aggravée. Malgré la campagne actuelle pour l’inscription de la baguette au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, il est difficile de lui faire porter l’oriflamme de la qualité artisanale.

 

En 2002, dans un livre paru aux éditions Perrin, vous annonciez pourtant « le retour du bon pain ». Qu’est-ce qui a changé pour la boulangerie artisanale ?

Le « décret pain » du 13 septembre 1993 est un tournant. Dans un geste imaginable seulement en France, l’« État jacopain » crée une sorte de « pain d’appellation contrôlée », la baguette dite « de tradition ». Pour s’emparer de cette « tradition », prétendu héritage de l’artisanat et fiction d’un âge d’or exaltant, le boulanger doit dorénavant panifier sans béquilles techniques ni additifs ni surgélation – l’industrie, elle, ne peut se passer de l’étape du surgelé. Mais pour compenser l’absence des produits correcteurs – acide ascorbique et compagnie – et retrouver arômes et saveurs, il faut revenir à un long pointage, donc à des horaires très contraignants. Vous voyez la logique expiatoire de la démarche ! Dans un premier temps, la plupart des boulangers avaient peur de cette terra incognita. Pourtant, au début du nouveau millénaire, le nouveau pain est vraiment lancé, la centrale syndicale suit, appuyée par la puissance de feu des meuniers, et la baguette de tradition devient le produit phare de la boulangerie artisanale au jour le jour, ce qu’elle demeure à présent.

 

Sur le plan gustatif, qu’apporte la baguette de tradition ?

Bien fabriquée – ce n’était pas toujours le cas au début –, la « tradi » est tout bonnement somptueuse. Souvent d’une belle ligne, d’une fine croûte crépitante dégageant des notes toastées et torréfiées, d’une mie charnue et moelleuse, elle peut émettre des arômes fruités et floraux et communiquer un goût de beurre noisette, d’abricot sec, de cerise noire ou de tilleul.

Je milite pour la disparition de la baguette blanche, gastronomiquement creuse

Il n’empêche que la baguette blanche de consommation courante demeure le pain le plus prisé des Français : 75 % des 6 milliards de baguettes achetées par an ! Cela me semble aberrant dans un pays qui se réclame des arts de table et de la French touch. À titre personnel, je milite pour la disparition de la baguette blanche, gastronomiquement creuse !

 

À quoi tient le succès de la baguette ordinaire ?

C’est une bonne question. Je vois trop de gens entrant dans la boulangerie avec une belle bouteille de vin à la main pour croire au rôle de la contrainte économique. La preuve, la baguette de tradition a d’abord prospéré rue de Belleville, loin des arrondissements riches. Parmi les us et coutumes, l’habitude alimentaire est sans doute la plus réfractaire au changement, mais je crois surtout que le goût fout le camp ! Les Français ne sont plus capables de discerner le bon du moins bon. Une des causes relève de la mondialisation : avec son soft power, elle engourdit le consommateur, le détache de sa propre culture culinaire, du goût régional ou national remplacé par le goût planétaire, standardisé, rassurant, mou. Une autre cause pourrait se trouver dans la posture de bien des mangeurs de pain, faite de tautologie – « le pain que j’aime est bon parce qu’il est bon » – et de subjectivité imprenable – « je sais ce que j’aime ».

 

Le pain est-il encore un produit de consommation courante ?

Dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, on ne disait plus « gagner son pain » mais « gagner son bifteck ». À présent, le pain n’est plus « nécessaire », à en juger notamment par la consommation des femmes, des ados et des enfants. Des boulangers doués tentent de reconquérir certaines niches de la population en fabriquant des pains dits « spéciaux », sensoriellement intéressants, des pains rustiques, parfois faits de grains d’anciennes variétés ou composés de farines fabriquées à la meule. Pour réenchanter le pain d’une manière plus large, ambitieuse, les boulangers doivent proposer un pain quotidien accessible à tous, donc populaire, et qui soit un objet gastronomique, de luxe, un pain somptueux, délicieux et sain. La dimension hédoniste est fondamentale. J’appelle le fruit de ce mariage le pain « populuxe ». Une baguette de tradition astucieusement réalisée s’approche de cet objectif. Ce n’est qu’en persévérant dans cette direction que le pain retrouvera sa place, sinon son statut, à la table des Français. 

 

Propos recueillis par NICOLAS BOVE & SOPHIE GHERARDI

 

Illustrations JOCHEN GERNER

 

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