En France, les muets du pain n’existent pas. Même ceux qui n’en mangent jamais peuvent en parler. Le pain nous fédère parce qu’il a une dimension anthropologique. On dit beaucoup que la qualité a baissé avec le temps ; or, bien plus que le pain lui-même, ce sont nos mœurs et nos critères d’évaluation qui ont évolué.

L’éducation du goût se fait encore à table et, la plupart du temps, autour du pain qui demeure l’un des aliments structurants des repas. Mais les modèles conservateurs et routiniers sont remis en cause. Les goûts sont de plus en plus versatiles et personnalisés. Pour la génération du je, en substance, mon goût supplante le goût. L’enquête approfondie que j’ai menée auprès de 750 mangeurs de pain fait apparaître ce qui les distingue et ce qui les rassemble. Six critères permettent de définir et de fixer un instant la forme sans cesse changeante du pain fédérateur.

La mie. Concernant sa texture, l’opposition est entre mie compacte et mie aérée ou alvéolée. Cette distinction dessine deux profils de consommateurs. Certains associent la mie très compacte au pain industriel et à son côté « chimique », donc au mauvais pain. Pour d’autres, en revanche, c’est la mie aérée qui est le signe d’un produit industriel. Les deux camps ont partiellement raison. Il semble y avoir une frontière diffuse entre le compact et le dense d’une part, et entre l’aéré et l’alvéolé d’autre part. L’accord se fait sur deux points : on ne veut pas avoir l’impression de manger de l’air et on ne veut pas d’une mie pâteuse.

 

La croûte. Ce qui ressort des témoignages, c’est la récurrence du croustillant comme critère de définition du bon pain. Cependant, la perception d’une croûte craquante est très variable. Un compromis reste à trouver entre le croustillant et le moelleux, d’autant que le mot « moelleux » revient fréquemment chez les jeunes.

 

Le pain chaud. C’est le seul critère en mesure de fédérer la quasi-totalité des personnes. Elles y associent spontanément une connotation de fraîcheur. C’est un paradoxe de la langue française : le pain chaud est tenu pour frais !

 

L’odeur du pain. Les Français, dans notre enquête, se disent particulièrement sensibles à l’odeur du pain. Premier des cinq sens à se développer chez l’enfant, l’odorat joue pleinement son rôle ici : il active et réactive le centre de la mémoire, socle identitaire par excellence.

 

Le bruit du pain. Aucun sens n’est mis à l’écart par les mangeurs de pain. S’ils commencent invariablement par évoquer la mie, la croûte et le croustillant, à mesure que leur discours se développe, ils en viennent à aborder des points plus subtils comme sa chaleur, son parfum ou… sa musique.

 

Claude Lévi-Strauss parlait de gustèmes pour désigner les éléments du goût. J’appelle panèmes les éléments qui concourent au goût du pain. Aux cinq que je viens d’énumérer j’en ajoute un sixième, sans doute le plus fédérateur : le moment particulier où, au sortir de la boulangerie, chacun rompt un morceau du pain qu’il vient d’acheter, tout frais et souvent encore chaud, puis le mange avec délectation. Quels que soient notre goût ou notre profil de mangeur de pain, à cet instant précis nous sommes tous identiques, au double sens du terme : parfaitement semblables et inscrits dans la même identité. C’est par cet acte simple, intime et spontané que se noue l’histoire qui nous lie, une histoire que l’on aime à raconter, à partager, parce qu’elle nous rassemble. À chacun son goût. À chacun son pain. Tant que l’histoire reste commune. 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !