Il faut imaginer une page blanche. Un désert de neige à perte de vue. Un environnement sec et stérile dans lequel la vie animale n’a pu s’installer qu’en bordure, sur les côtes océaniques. L’intérieur du continent antarctique est une photographie monochrome composée de blanc et de gris. C’est un monde dépourvu d’odeur. Une terre hostile, immense, d’une taille équivalente à 28 fois la France.

Mon aventure a démarré le 24 novembre 2018 sur la plateforme de Ronne, à 1 130 kilomètres du pôle Sud. Pendant 51 jours, j’ai avancé à skis, charriant mon traîneau de vivres et de matériel, droit vers le pôle Sud. J’ai entrepris cette aventure sans attente particulière, sans chercher à défendre une cause quelconque ou à changer la face du monde. Certains diraient que je suis parti pour rien. Inutile de prétendre le contraire, je suis parti avant tout pour moi, et plus particulièrement pour l’enfant que j’ai été, bercé par les récits des grands explorateurs. Roald Amundsen, Robert Falcon Scott, Ernest Shackleton. J’étais fasciné par l’abnégation de ces hommes qui s’élançaient vers l’inconnu, j’étais magnétisé par leurs aventures. Depuis cette époque, le Continent blanc est, à mes yeux, associé au mystère. À l’échelle de l’histoire des grandes découvertes géographiques, l’Antarctique est un continent récent, aperçu pour la première fois en 1820. Le pôle Sud a été atteint par un homme pour la première fois en 1911. Je ressentais cette envie très forte de le voir de mes propres yeux, de le ressentir dans ma chair.

J’ai trouvé en Antarctique le vide absolu, un paysage semblant fait de rien

J’avais 26 ans, je venais de terminer mes études, et c’était le moment pour moi de faire l’expérience de la grande solitude sur la longue durée. C’était ma motivation secondaire. J’ai trouvé en Antarctique le vide absolu. Un paysage semblant fait de rien. Face à lui, mieux vaut être préparé, organisé, pour garder toute sa tête. On est contraint de procéder de manière quasi militaire. L’aventure, pour se dérouler dans de bonnes conditions, doit parfois s’inscrire dans une nécessaire routine. Je me suis accroché à l’idée que mon traîneau comptait l’équivalent de cinquante jours de vivres, pas un de plus, et qu’il fallait avancer et surmonter les difficultés.

Certains jours, en Antarctique, il arrive que le vide prenne des proportions démentielles. C’est l’expérience du whiteout, un phénomène atmosphérique qui a pour effet d’annuler tout sens de la perspective, du contraste, du relief et de la profondeur. On ne distingue plus que du blanc, à perte de vue. L’oreille interne, qui définit l’équilibre, ne s’y retrouve plus. On a la nausée et la désagréable impression de marcher sur un nuage. Le seul moyen d’avancer est alors de se fier à une boussole et de garder son sang-froid.

Face au vide de l’Antarctique, j’ai découvert la richesse du monde intérieur. Un tel environnement permet à l’intériorité d’un être de se décupler. On se sent plus vivant au plus profond de soi. On découvre ou redécouvre ce qui compte le plus pour soi. Et dépourvu du superflu, entouré uniquement d’objets nécessaires à sa survie, le matériel reprend du sens, une valeur. L’abondance n’a plus rien de séduisant. Faire avec simplement ce dont on a besoin pendant 51 jours a quelque chose de libérateur.

Mon aventure a consisté à marcher entre huit et douze heures par jour, dans des températures situées entre - 2 °C et - 40 °C en fonction des lieux où je me trouvais, pour atteindre le point précis où passe l’axe de rotation de la Terre. À cet endroit du monde, la neige prend une texture particulière. L’altitude des hauts plateaux la rend rugueuse et abrasive. On tente alors péniblement de faire glisser ses skis comme sur du sable. En bordure du continent, d’où j’ai démarré mon périple, la neige m’a paru, à l’inverse, lourde et fraîche. Sur les côtes, cet été austral-là, un phénomène assez inhabituel m’a surpris : dans ce milieu normalement aride, la neige est tombée en masse.

Par rapport à l’Arctique, l’Antarctique demeure relativement préservé du changement climatique. Le traité sur l’Antarctique de 1959 en a fait une terre de science et de paix. Il serait bon que cela reste ainsi. Les mondes polaires sont indispensables à la régulation du climat. La blancheur de leurs calottes glaciaires renvoie vers l’atmosphère, par effet d’albédo, une grande partie des rayons du soleil. Les pôles, si loin de nous, nous protègent. Lorsque les terres seront libérées des glaces, les mers privées de leur banquise, l’océan, sombre, emmagasinera la chaleur. Si un jour, l’Antarctique venait à fondre, le niveau des mers s’élèverait de 58 mètres. Heureusement, ce scénario ne risque pas d’advenir à court terme. L’Antarctique est en ce sens une forme d’espoir. Sa préservation, garantie par une coopération internationale, est la réalisation d’une utopie. En 2048, les cartes seront à nouveau sur la table. J’ai envie de nourrir l’espoir que les jeunes générations ont compris les enjeux du réchauffement climatique et se mobiliseront pour préserver un espace aussi précieux que celui-ci. L’Antarctique n’est pas un continent pour les hommes, il est un continent pour la Terre. Aucun homme n’a de place là-bas à long terme. 

 

Conversation avec MANON PAULIC

Dessins STÉPHANE TRAPIER et JOCHEN GERNER

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