Il y a plusieurs années, j’avais passé le week-end chez une amie et je l’avais accompagnée le samedi matin faire ses courses. À travers les jolies rues pavées de sa ville, je l’ai suivie et, dans chaque commerce ou presque, je me suis étonnée du prix des aliments. Mon amie m’a informée qu’elle n’hésitait pas à payer plus cher quelque chose dont la chaîne de production était saine plutôt qu’un produit moins cher dont l’origine n’était pas contrôlée. Elle en avait profité pour me faire la leçon sur la distance que parcouraient les mangues dont je raffolais et que j’allais chercher par cartons entiers dans le quartier de la gare du Nord et, surtout, sur le fromage que j’achetais (fait, selon elle, avec des croûtes d’autres fromages). J’avais publié deux romans à cette époque mais mes droits d’auteur étaient bien maigres et je vivais en courant après la pige dans la presse écrite et en radio. Mon revenu mensuel était fluctuant, fragmenté, et l’objet de beaucoup de temps et d’énergie. Je passais des jours à essayer de placer des sujets, je prenais des trains, des bus, des métros pour décrocher un rendez-vous de cinq minutes entre deux portes, j’écrivais des synopsis que je changeais selon les humeurs des rédacteurs en chef ou l’air du temps, je devais accepter que ce qui était publiable la veille ne l’était plus le lendemain à cause de l’actualité. Mon amie savait tout ça mais elle m’a assuré que « c’était une question de priorité » et que même si j’avais peu d’argent j’avais le « choix ».

Mon revenu mensuel était fluctuant, fragmenté, et l’objet de beaucoup de temps et d’énergie

Je me demande ce que j’aurais écrit si on m’avait sollicitée pour une chronique à l’époque. Aurais-je écrit quelque chose de franc et de brut qui donnerait à voir que le coût de ma vie était bien trop élevé et que ma seule priorité était d’écrire et de vivre dans des conditions correctes ? Aurais-je regardé en face la vie d’intellectuelle précaire que je menais ? Aurais-je plutôt écrit un papier feutré, « romantisant » mon travail de bohème parce qu’au fond j’aurais eu un peu honte à parler de ces choses-là, moi qui étais invitée dans les salons du livre où personne ne parlait d’argent, comme si les écrivains devaient s’estimer heureux d’être publiés, point barre ? Aurais-je parlé de ce prix littéraire doté qui m’a permis de payer le loyer de mon ­studio pendant cinq mois ou de cette bourse d’écriture qui m’a soulagée de la course aux piges pendant quelque temps ? Aurais-je avoué que j’achetais chaque semaine cette marque de fromage et que le choix était tout ­bonnement un privilège que je n’avais pas.

Illustration Céline Devaux

Depuis quelques mois, j’ai pris l’habitude de faire quelques achats dans un supermarché en proche banlieue de la ville où je vis. C’est un magasin comme il en existe partout en périphérie des villes françaises, avec un grand parking où les dimanches en fin de journée les candidats au permis de conduire viennent s’exercer à faire des créneaux et une station essence doublée d’une station de lavage auto­mobile. De l’autre côté de la route, un bâtiment au toit de zinc, bas comme une longère, abritait autrefois des petits commerces : une boulangerie-café, un pressing, un salon de coiffure, une épicerie. La plupart des rideaux sont baissés mais les enseignes sont visibles encore et elles comportent souvent des prénoms comme une invitation à rentrer chez des amis : Chez Jocelyne, Le Pain de Pierre, Le Salon de Marie. Sur quelques mètres, la route est telle une frontière dressée entre le passé et le présent de la consommation.

Je connais le goût changeant de la vie, sa rondeur sucrée un jour, son relent amer le lendemain

Je suis désormais de celles qui font leurs courses en ville, à pied ou à vélo ; je suis de celles qui vont au marché le dimanche et c’est par hasard que je suis entrée dans ce supermarché la première fois. Il se trouve que je joue du badminton dans une salle à côté et qu’un soir, j’avais besoin d’un paquet de beurre. À la caisse, une dame avec un caddie rempli m’a gentiment laissé passer devant elle. J’ai remarqué qu’elle avait acheté, en gros, la même marque de fromage que j’achetais moi il y a quelques années. Ça m’a beaucoup émue, je ne sais pas le dire autrement. Je fais un travail où, toujours, j’ai l’impression d’avancer sur des sables mouvants. Je le vois bien, à chaque salon du livre, que ce n’est pas rien de payer plus de quinze euros un roman et ils sont de plus en plus nombreux ceux qui me disent : « J’attends la sortie en poche », ou : « Je vais le prendre à la bibliothèque ». Je connais le goût changeant de la vie, sa rondeur sucrée un jour, son relent amer le lendemain.

J’aurais voulu d’autres voix que la mienne pour dire exactement ce que c’est que de rester plus d’un quart d’heure dans le secteur « flash promotion » du magasin à vérifier les prix, à additionner et à soustraire. J’aurais aimé qu’une autre que moi raconte comment faire les courses le nez dans le livret distribué par l’enseigne et comment classer les coupons de réduction par gamme de produits. J’aurais aimé savoir ce que le mot « rationnement » sur le panneau devant le rayon des huiles provoque chez ceux qui ont connu ce mot, avant, ici ou ailleurs. J’aurais tant souhaité abolir la frontière entre ceux qui parlent, ceux qui écrivent, ceux qui vivent et ceux qui agissent. 

 

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