Le pouvoir d’achat est aujourd’hui la priorité des Français. Est-ce uniquement dû à l’inflation ?

Non, c’est toujours une priorité des Français. Le pouvoir d’achat n’est pas qu’une donnée absolue, il est aussi relatif aux autres et à l’impression d’avoir toujours un peu moins que son voisin. Nous sortons d’un quinquennat plutôt marqué par des gains de pouvoir d’achat, nettement supérieurs en moyenne aux gains des deux quinquennats précédents. Et pourtant, avant même que l’inflation ne devienne forte, ce thème s’est imposé, comme si les gains n’étaient jamais suffisants. Mais cela peut s’expliquer. D’abord, il faut rappeler que l’inflation, c’est l’écart entre la progression des revenus et celle des prix. Or cette inflation n’est pas toujours perçue exactement telle que l’Insee nous la livre. Dans la décennie qui a précédé la crise Covid, celle-ci tournait aux alentours de 1 %. Mais la plupart des Français vous diront que leur ressenti est celui d’une inflation bien plus élevée.

Comment l’expliquez-vous ?

Je distingue au moins quatre raisons à cela. La première, c’est que l’Insee calcule une inflation moyenne sur un panier de consommation moyen, avec x % d’alimentaire, y % d’énergie, z % de produits industriels, etc. Or personne n’est un ménage moyen : vous pouvez très bien consommer beaucoup plus d’alimentaire, ou beaucoup moins de tourisme. C’est la première explication, mais ce n’est pas la plus importante, parce que, même lorsqu’on essaie de faire des pondérations différentes, l’inflation ne varie pas drastiquement.

illustration JOCHEN GERNER

La seconde, plus pertinente, ce sont les prix. Dans cette inflation moyenne, vous avez des prix qui augmentent et des prix qui baissent. Les prix qui baissent, ce sont plutôt des produits qu’on consomme ponctuellement, par exemple des biens industriels, comme l’électroménager ou le tourisme. Or, on n’achète pas un frigo et on ne part pas en vacances tous les jours. En revanche, les prix qui augmentent, ce sont des produits qu’on paye très régulièrement, comme l’alimentaire, le loyer, l’énergie… Donc vous ne vous rendez pas nécessairement compte qu’en achetant une télé, vous avez d’une certaine manière gagné en pouvoir d’achat, alors que vous voyez très bien le prix du gaz augmenter.

Et les deux dernières raisons ?

La troisième, c’est que l’Insee incorpore dans son inflation un « effet qualité ». Admettons que je cherche un ordinateur au premier prix, à 500 euros. L’année suivante, le prix de l’ordinateur le moins cher est toujours de 500 euros. Vous allez penser que les prix sont stables. Mais non ! L’Insee va estimer que l’ordinateur qu’on achète 500 euros aujourd’hui n’est pas le même que celui qu’on a acheté au même prix l’an passé. Il est plus puissant, de meilleure qualité, même si vous n’y faites pas attention. Vous ne voyez pas la baisse de prix, alors que, pour l’Insee, les prix ont baissé. Et c’est valable pour beaucoup de produits.

« Il faut bien comprendre que cette inflation est tirée par un choc extérieur : ce sont les prix des importations qui explosent »

Enfin, dernière raison, notre consommation est de plus en plus pré-engagée à travers des forfaits. C’est le loyer qui tombe tous les mois, mais aussi le forfait de téléphone, l’abonnement Internet… Cela signifie qu’on juge souvent notre pouvoir d’achat comme ce qu’on peut se payer une fois que l’on a déjà réglé tout cela. Or, on ne peut pas ajuster sa consommation, payer un peu moins de téléphone ou de télévision, donc on a le sentiment que notre reste à vivre est davantage amputé quand les prix augmentent.

Avec l’inflation actuelle, la hausse est-elle concrète ou surtout ressentie ?

Aujourd’hui, il y a une perte concrète, les prix augmentent beaucoup plus vite que les revenus, et notamment que les salaires. Le salaire moyen a progressé de 2,3 % au premier trimestre, alors que l’inflation est plutôt à 4,6 %. Mécaniquement, le salarié a donc perdu plus de 2 % de pouvoir d’achat. Et ce d’autant plus que l’inflation est tirée essentiellement par l’énergie et l’alimentation, deux types de produits incontournables dans notre consommation. Ce n’est pas comparable à la crise des semi-conducteurs, qui avait fait augmenter le prix des ordinateurs ou des voitures. Là, ça touche directement le quotidien.

Faut-il y remédier par des hausses de salaires généralisées, en les indexant sur les prix, comme c’était le cas avant 1983 ?

Non, ce serait une très mauvaise idée. Il faut bien comprendre que cette inflation est tirée par un choc extérieur : ce sont les prix des importations qui explosent. Cela veut dire qu’il y a un transfert de revenu du national vers l’étranger. Et donc que quelqu’un, au niveau national, doit payer. Qui ? Il n’y a que trois acteurs possibles : les ménages, les entreprises et l’État. Si on juge que cette perte de pouvoir d’achat doit être absorbée par les entreprises en augmentant les salaires, il y a un risque que les entreprises le répercutent sur les prix pour compenser cette hausse, et ainsi de suite. C’est ce qu’on appelle une spirale inflationniste, comme celle qui s’est produite à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Dans ce cas de figure, pour arrêter l’inflation, les banques centrales n’ont pas d’autre choix que d’augmenter très vite les taux d’intérêt pour qu’ils dépassent l’inflation et y mettent fin. Le problème est que ça casse aussi l’activité en bridant l’ensemble des dépenses et des investissements. On tombe alors dans ce qu’on appelle la stagflation, avec une augmentation forte du chômage. Donc au bout du compte, ce sont encore les ménages qui paient.

Que faire alors ?

À mes yeux, il faut que le coût de ce choc soit réparti entre les trois acteurs. L’idéal serait que les entreprises augmentent les salaires, mais pas autant que l’inflation, pour ne pas tomber dans la spirale que j’ai évoquée ; que les finances publiques compensent le reste pour les ménages fragiles – pas seulement ceux au niveau du Smic – en prenant en compte toutes les inégalités sociales, territoriales ou énergétiques qui peuvent affecter le revenu ; et, enfin, que certains ménages – les plus aisés, ceux qui ont bénéficié d’une surépargne pendant la crise Covid ou d’une augmentation de leur patrimoine immobilier ou boursier – acceptent de perdre un peu de pouvoir d’achat, car ils ont les moyens de faire face à cette flambée des prix. De cette façon, tout le monde contribuerait à encaisser ce choc.

Concrètement, comment met-on en place ces hausses de salaires ?

Le plus efficace, ce sont les accords de branche, parce qu’il n’y a pas de perte de compétitivité – tous les concurrents augmentent les salaires de la même manière. Le désavantage, c’est que toutes les entreprises ne peuvent pas se le permettre de la même manière. C’est aussi très long à négocier, en comparaison d’un simple accord d’entreprise.

Un autre levier se trouve entre les mains de l’État, qui fixe le montant du Smic : en l’augmentant, on touche les salaires du privé, et on espère qu’il y aura un effet d’entraînement sur les autres salaires.

Le troisième levier, enfin, c’est de jouer sur le rapport de force entre employeur et employé en essayant de faire baisser le chômage, ce qui créerait des difficultés de recrutement et, ainsi, ferait augmenter les salaires. C’est une autre manière de procéder, un peu indirecte, mais sans doute plus vertueuse.

Cette inquiétude sur le pouvoir d’achat est-elle amenée à durer ?

Aujourd’hui, le niveau des prix a fortement augmenté. Va-t-il rester aussi élevé ou va-t-il y avoir un retour à la normale ? Est-ce que, dans un an, le prix du gaz, après être passé de 25 à 100 dollars le kilowattheure, va redescendre à 25 ? C’est un premier scénario : une inflation suivie d’une déflation.

Aujourd’hui, il est encore difficile de savoir vers quoi on s’oriente

L’autre scénario, ce serait une progression en marche d’escalier : les prix resteraient élevés, mais l’inflation ralentirait. Le prix du baril resterait à 115 dollars, mais ne progresserait plus.

Selon le scénario, il ne faut pas adopter la même politique. Si l’on s’oriente vers un retour des prix à la normale, alors il ne faut pas augmenter les salaires, mais plutôt, du côté des entreprises, verser des primes exceptionnelles et, de celui des finances publiques, accorder des chèques à certains citoyens.

En revanche, si l’on est dans un scénario où les prix restent durablement élevés, alors il faudra bien augmenter les salaires, ou essayer de limiter la spirale en bloquant un certain nombre de prix. Aujourd’hui, il est encore difficile de savoir vers quoi on s’oriente, d’où une politique qui est plutôt celle d’une approche transitoire. Mais cela devra évoluer si l’inflation ne reflue pas. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

Vous avez aimé ? Partagez-le !