« À cause de l’inflation, j’ai dû changer mes habitudes, explique Evan, 24 ans, sur le parking d’un supermarché de Nantes. J’essaie d’acheter les produits les moins chers, c’est pour cela que je vais chez Lidl. » De Carrefour à Monoprix en passant par les enseignes discount, grandes surfaces et clients sont lancés dans la course au moindre prix pour tenter de faire face à l’inflation.

Chez le discounter d’origine allemande, tout est fait pour réaliser des économies. Les produits sont présentés directement dans leurs cartons de livraison ou sur palette, afin d’économiser sur la mise en rayon, et la musique est absente pour éviter de payer des droits d’auteur. Mais l’explication des prix bas tient avant tout à la structuration de l’offre : Lidl ne propose que 1 800 références en moyenne, contre jusqu’à 50 000 dans un supermarché Leclerc. Surtout, le discounter vend à 90 % des marques propres, appelées aussi marques de distributeur (MDD) – des produits fabriqués directement pour l’enseigne avec un cahier des charges précis et en économisant sur le marketing. Du côté de Leclerc, à l’inverse, une grande partie des ventes proviennent de marques comme Nutella, Amora ou Panzani. Résultat : un produit est vendu 20 à 30 % moins cher chez Lidl que son équivalent en supermarché classique. Par exemple, on déboursera 1,53 euro le kilo pour du yaourt à boire chez Lidl, là où la marque Yop est commercialisée à 2,17 euros chez Carrefour, soit 29 % plus cher.

Un produit est vendu 20 à 30 % moins cher chez Lidl que son équivalent en supermarché classique

Pourtant, en ce moment, même le leader des discounters doit ajouter des promotions. À Nantes, au rayon fruits et légumes, des prix « imbattables » s’affichent en noir sur un fond orange bien visible. Le kilo de bananes est proposé à 0,99 euro. Un peu plus loin, une palette montre pêle-mêle des muffins, de la terrine ou encore du chocolat, tous en promotion.

À quelques kilomètres de là, dans les rayons de l’hypermarché Carrefour de Saint-Herblain, le constat est similaire : dès l’entrée une offre avec 70 % d’économie, une promotion « 2 + 1 offert », des affiches « Bon plan » en rayon… et des clients équipés de bons d’achat reçus directement par e-mail ou SMS : par exemple, 10 euros offerts dès 70 euros dépensés. Monique, fringante retraitée de 84 ans, fait beaucoup plus attention qu’avant à ce qu’elle met dans son caddie : « Tout a augmenté, même le pain. Je regarde beaucoup plus les prix et j’ai arrêté d’acheter des produits bio. De toute façon, c’est la même chose mais en plus cher, non ? » Et elle ne semble pas la seule à le penser : ce jour-là, le rayon bio de l’hypermarché reste désespérément désert.

Pour trouver le prix le plus bas, les Français sont de plus en plus nombreux à basculer vers les enseignes de discount comme Aldi ou Netto. Lidl a ainsi gagné 400 000 nouveaux clients en un mois avec l’accélération de la hausse des prix, selon les derniers calculs de l’institut Kantar. Une tendance perceptible depuis plusieurs mois, mais qui s’accentue. L’inflation dans les allées de nos supermarchés est devenue une réalité avec laquelle il va falloir composer. Si la hausse des prix des produits de grande consommation (alimentaire et hygiène) n’était que de 0,58 % en février, elle est passée à 2,89 % en avril, selon l’institut d’analyse IRI, avec, sur un an, + 15,3 % pour les pâtes, + 11,3 % pour les viandes surgelées ou encore + 9,3 % pour la moutarde. Un constat confirmé par Philippe Goetzmann, expert du secteur et consultant : « En vingt-huit ans de distribution, je n’ai jamais vu un retournement de marché aussi rapide. Depuis plusieurs années, on était quasiment en baisse des prix. En deux ou trois mois, notamment avec la guerre en Ukraine, tout s’est emballé. Si on atteignait 10 % d’inflation en fin d’année, je ne serais pas étonné », nous précise-t-il. Un chiffre jamais vu depuis les années 1980.

« C’est un peu chaud en ce moment, on a des problèmes d’approvisionnement sur certains produits »

De quoi donner des sueurs froides aux distributeurs, dont l’obsession est de pouvoir afficher les prix les plus bas en magasin. « C’est un peu chaud en ce moment, on a des problèmes d’approvisionnement sur certains produits », nous confie Michel Biero, directeur exécutif achats et marketing de Lidl France. Les discounters sont pourtant les moins mal placés dans cette course au moins cher : avec leurs marques de distributeur, ils maîtrisent une bonne partie de leur offre et peuvent négocier plus durement avec leurs fournisseurs, en majorité des PME.

Pour Système U, Carrefour et consorts, dompter l’inflation est plus compliqué. Leurs fournisseurs sont en partie des PME, mais aussi des géants de l’agroalimentaire comme Nestlé ou Coca-Cola. Chaque année, des négociations à couteaux tirés ont lieu entre décembre et mars. Les industriels fixent les prix de vente de leurs produits en fonction de leurs coûts de production, en mettant en avant la flambée du prix des matières premières, de l’énergie et des transports pour tenter de faire passer des hausses. De leur côté, les distributeurs déterminent le prix maximal qu’ils sont prêts à payer, en tenant compte de leurs coûts de fonctionnement et du prix qu’ils estiment leurs clients capables de supporter. Tous les moyens sont bons pour plier la négociation, et les tensions ne datent pas d’hier. Début février, on ne trouvait plus de café Tassimo ou Grand’Mère dans certains magasins Intermarché. Au niveau du rayon vide, une affiche expliquait que le fournisseur avait décidé « d’imposer une hausse de prix de 25 % ». En attendant de trouver un accord, le groupe néerlandais JDE, propriétaire des marques de café, avait tout bonnement cessé ses livraisons.

Dans ce jeu de dupes entre fournisseurs et distributeurs, chacun cherche surtout à sécuriser sa marge

En réalité, dans ce jeu de dupes, chacun cherche surtout à sécuriser sa marge. La date du 1er mars devait sonner la fin du match, mais 80 % seulement des accords commerciaux avaient alors été conclus. Certaines négociations durent encore. Reste que, depuis mars, de nouvelles conditions commerciales se sont imposées : tout le monde paie désormais plus et est obligé de rogner sur sa marge. Les fournisseurs, qui s’affolent devant la hausse quasi quotidienne des coûts de production, mais aussi les distributeurs, forcés d’intégrer les hausses de leurs coûts d’achat. Et, au bout du compte, les consommateurs, contraints de payer davantage en magasin.

L’entrée en vigueur de la loi Egalim 2, le 1er janvier, a également corsé les négociations. Créée afin d’équilibrer les relations commerciales et de mieux rémunérer les agriculteurs, elle contribue mécaniquement à la hausse des tarifs d’achat pour les grandes surfaces. Par exemple, selon les données du ministère de l’Agriculture, le prix standard du lait conventionnel (non bio) se serait élevé de près de 16 % sur l’année 2021 en raison de frais de production à la hausse. Un chiffre qui devrait continuer à croître rapidement. Si en début d’année les distributeurs freinaient encore pour ne pas répercuter ces augmentations trop vite, ils n’ont désormais plus le choix.

Pressées par les pouvoirs publics d’endiguer l’inflation et inquiètes de perdre leurs précieux clients, les enseignes de supermarchés rivalisent dès lors d’opérations marketing. Depuis le 4 mai et jusqu’à fin juillet, vous pouvez par exemple profiter chez Leclerc d’un « bouclier anti-inflation » sur une liste de 120 produits : si le prix de ces références augmente pendant la période, le montant de la hausse sera crédité en bons d’achat sur votre carte de fidélité. Lidl n’est pas en reste : depuis le 19 mai, les clients détenteurs de la carte de l’enseigne peuvent bénéficier une fois par mois d’une remise de 5 % sur la totalité de leurs courses. Même Monoprix, qui n’est pas connu pour son obsession des prix bas, propose un abonnement payant permettant d’économiser 10 % sur chaque plein de courses. Depuis son lancement en septembre dernier, l’opération a attiré 80 000 abonnés.

« Il faut savoir s’adapter et remettre en avant les premiers prix, afin que le client qui entre en magasin et qui a des soucis avec son budget sache qu’on lui propose des solutions », explique le porte-parole du groupe Système U. Les premiers prix, mais aussi les marques de distributeurs, vendues moins cher. « Le poids des MDD est faible en France, de l’ordre de 32 % pour les produits de grande consommation, explique Philippe Goetzmann. En Allemagne, par exemple, elles représentent 43 % des ventes et même 49 % en Espagne. »

« On constate une hausse des ventes des produits premiers prix et de nos marques propres »

Même si l’inflation ne les touche pas tous de la même manière, les clients, eux aussi, s’adaptent à marche forcée à ce nouveau contexte. Ces dernières années, une majorité de Français s’étaient orientés vers une consommation plus raisonnée en supermarché : avec des prix stables, voire en baisse, l’origine des produits, la composition des aliments, l’impact sur l’environnement entraient en ligne de compte dans l’acte d’achat. Depuis le retour de l’inflation, cette préoccupation semble s’être évaporée.

« On constate une hausse des ventes des produits premiers prix et de nos marques propres », confirme le porte-parole de Système U. « Les ventes baissent à l’inverse au niveau des rayons fruits et légumes, boucherie et poissonnerie, détaille-t-il. Le plus gros changement à venir du côté des consommateurs, ce sera la descente en gamme, explique Philippe Goetzmann. Les clients qui achetaient des marques pourraient se mettre aux MDD, ceux qui achetaient des MDD aux premiers prix, et les consommateurs qui allaient chez Carrefour ou Leclerc pourraient se tourner vers Lidl. Il risque d’y avoir un sentiment de déclassement au sein d’une partie de la population », prévient-il.

Certains consommateurs vont encore plus loin, sortant la carte de la débrouille. En utilisant par exemple l’application Shopmium, qui oriente les clients vers les produits en promotion et facilite l’encaissement de ces derniers. Les utilisateurs prennent connaissance des articles bradés sur leur téléphone, les choisissent en rayon et les paient, mais aucune ristourne ne se passe en caisse, avec bons découpés et autres autocollants collectionnés : il suffira de scanner le ticket de caisse sur l’application pour que le remboursement soit calculé et crédité sur son compte bancaire. En 2021, Shopmium a ainsi remboursé pour 4,5 millions d’euros à des consommateurs de l’Hexagone. Et l’inflation en cours joue en faveur de ce service : au premier trimestre 2022, les inscriptions à l’application ont augmenté de 23 % par rapport à l’année précédente. Du jamais-vu pour la start-up qui existe pourtant depuis une dizaine d’années.

Depuis début avril, les téléchargements de l'application Too Good To Go ont augmenté de 35 %

Autre astuce : les paniers de produits alimentaires proposés par la start-up Too Good To Go. Sur l’application, des commerçants ayant des invendus (supermarchés, boulangers, restaurateurs…) proposent des paniers, sans préciser leur composition, au prix moyen de quatre euros au lieu d’une dizaine d’euros environ. Si ce dispositif a été lancé il y a six ans pour éviter le gaspillage alimentaire, aujourd’hui, 50 % de ses utilisateurs déclarent s’en servir pour des raisons économiques. Depuis début avril, les téléchargements ont augmenté de 35 %.

Martine, retraitée en région parisienne, recourt davantage à l’application qu’auparavant. « Je commande des paniers Too Good To Go depuis trois ans. Avant, je me disais que c’était bien pour la planète, mais maintenant, je le fais parce que ça m’aide financièrement. » Elle a aussi dû s’adapter à la hausse des prix. « Je vais moins à Carrefour car, quand je fais de grosses courses, mon caddie dépasse les 200 euros, c’est devenu compliqué. À l’occasion, je passe chez Aldi, c’est moins cher », explique-t-elle. Et, comme beaucoup de consommateurs français, l’avenir la préoccupe. « Je suis inquiète, il faudrait que la hausse des prix cesse un peu. J’espère qu’on va trouver des solutions. » 

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