Il faut rire de tout. C’est extrêmement important. C’est la seule humaine façon de friser la lucidité sans tomber dedans.

Le rire. Parlons-en, et parlons-en maintenant. Les questions qui me hantent sont celles-ci :

Peut-on rire de tout ?

Peut-on rire avec tout le monde ?

À la première question, je répondrai oui sans hésiter. S’il est vrai que l’humour est la politesse du désespoir, s’il est vrai que le rire sacrilège blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s’il est vrai que ce rire-là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout. De la guerre, de la misère et de la mort. Au reste, est-ce qu’elle se gêne, elle, la mort, pour se rire de nous ? Est-ce qu’elle ne pratique pas l’humour noir, elle, la mort ? Regardons s’agiter ces malheureux dans les usines, regardons gigoter ces hommes puissants, boursouflés de leur importance, qui vivent à cent à l’heure. Ils se battent, ils courent, ils caracolent derrière leur vie, et tout à coup ça s’arrête, sans plus de raison que ça n’avait commencé, et le militant de base, le pompeux PDG, la princesse d’opérette, l’enfant qui jouait à la marelle dans les caniveaux de Beyrouth, toi aussi à qui je pense et qui as cru en Dieu jusqu’au bout de ton cancer, tous, tous nous sommes fauchés un jour par le croche-pied rigolard de la mort imbécile, tandis que les droits de l’homme s’effacent devant le droit des asticots.

Alors : quelle autre échappatoire que le rire, sinon le suicide, poil aux rides ?

À la deuxième question, peut-on rire avec tout le monde ? je répondrai : c’est dur.

Personnellement, il m’arrive de renâcler à l’idée d’inciter mes zygomatiques à la tétanisation crispée. C’est quelquefois au-dessus de mes forces, dans certains environnements humains : la compagnie d’un stalinien pratiquant me met rarement en joie. Près d’un terroriste hystérique, je pouffe à peine, et la présence à mes côtés d’un militant d’extrême droite assombrit couramment ma jovialité monacale.

Attention, ne vous méprenez pas sur mes propos, je n’ai rien contre les racistes, c’est plutôt le contraire. (…)

Je sortais récemment d’un studio d’enregistrement, accompagné d’une pulpeuse comédienne avec qui j’aime bien travailler, non pas pour de basses raisons sexuelles, mais parce qu’elle a des nichons magnifiques.

Nous grimpons dans un taxi, sans bien nous soucier du chauffeur, un monotone quadragénaire de type romorantin couperosé de frais, en poursuivant une conversation du plus haut intérêt culturel, tandis que la voiture nous conduit vers le Châtelet. Mais, alors que rien ne le laissait prévoir, et sans que cela ait le moindre rapport avec nos propos, qu’il n’écoutait d’ailleurs pas, cet homme s’écrie soudain :

– Eh bien moi, les Arabes, je peux pas les saquer.

Ignorant ce trait sans appel, ma camarade et moi continuons notre débat. Pas longtemps. Trente secondes plus tard, ça repart :

– Les Arabes, vous comprenez, c’est pas des gens comme nous. Moi qui vous parle, j’en ai eu comme voisins de palier pendant trois ans. Merci bien. Ah les vaches. Leur musique à la con, merde. Vous me croirez si vous voulez, c’est le père qui a dépucelé la fille aînée. Ça, c’est les Arabes.

Ce coup-ci, je craque un peu et dis :

– Monsieur, je vous en prie. Mon père est arabe.

– Ah bon ? Remarquez, votre père, je ne dis pas. Il y en a des instruits. Oui votre père, je ne dis pas. Mais les miens, d’Arabes, pardon ! ils avaient des poulets vivants dans l’appartement et ils leur arrachaient les plumes rien que pour rigoler. Et la cadette, je suis sûr que c’est lui aussi qui l’a dépucelée. Ça s’entendait. Mais votre père, je ne dis pas. De toute façon, les Arabes, c’est comme les Juifs. Ça s’attrape par la mère.

Cette fois, je craque vraiment.

– Ma mère est arabe.

– Ah oui ? Alala, la Concorde, à cette heure-là, il n’y a pas moyen. Avance, toi, eh connard ! Mais c’est vert, merde. Voilà, 67, rue de La Verrerie, nous y sommes. Ça fait 32 francs.

Je lui donne 32 francs.

– Eh, eh, vous n’êtes pas généreux, vous alors !

– C’est comme ça, me vengé-je enfin. Je ne donne pas de pourboire aux Blancs !

Alors cet homme, tandis que nous nous éloignons vers notre sympathique destin, baisse sa vitre et me lance :

– Crève donc, eh, sale bicot.

À moi qui ai fait ma communion à la Madeleine !

Voilà, voilà un homme qui se trompait de colère. La crainte de sombrer dans la démonstration politico-philosophique m’empêche de me poser avec vous la question de savoir si ce chauffeur était de la race des bourreaux ou de la race des victimes, ou des deux, ou plus simplement de la race importune et qui partout foisonne, celle, dénoncée par Brassens, des imbéciles heureux qui sont nés quelque part.

En un mot comme en cent, chers habitants hilares de ce monde cosmopolite, je conclurai ma réflexion zygomatique en répétant inlassablement qu’il vaut mieux rire d’Auschwitz avec un Juif que de jouer au Scrabble avec Klaus Barbie. 

Vivons heureux en attendant la mort © Seuil, 1983

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