L’humour, ça ne s’explique pas !
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Le premier qui dit ou écrit que l’humour est la politesse du désespoir, je le frappe ! Non, je plaisante. Encore que ce lieu commun est devenu une telle scie dans toute conversation sur le sujet qu’il peut pousser à de telles extrémités. Contrairement au comique, domaine assez limité puisqu’on n’en connaît que deux sortes – et encore ! – (le comique de répétition et le comique de répétition), l’humour a d’innombrables facettes, au moins.
Les vrais humoristes sont ceux qui ne se présentent pas comme tels. Les professionnels de cette profession formulent implicitement une injonction à rire de ce qu’ils disent, et cette situation n’est vraiment pas drôle tant elle est préméditée, organisée, systématisée. Tous des nains à côté de Pierre Desproges. Ils ne lui arrivent pas à la malléole. Il avait aussi de l’humour, quand eux ne font que de l’humour. Ce décalage est un signe des temps.
Les volontaires sont assommants ; les involontaires, pathétiques ; et les pires, ceux qui vous débitent des histoires drôles à la file, inconscients de ce que chacune annule l’effet de la précédente ; ils sont les premiers à rire de leur génie du rire, ce qui ne se fait pas. L’Anglais ne rit pas de ses blagues. Il en laisse le soin aux autres, ce qui lui permet de les juger vulgaires, à la manière de Groucho Marx qui n’aurait pas voulu appartenir à un club qui l’accepterait pour membre.
Franchement, l’autodérision est un exercice des plus sains pour le moral, préférable à tout prendre à ces fabricants de formules qui se disputent la paternité d’un bon mot. Ainsi François Cavanna et Woody Allen se sont querellés pendant des années, par livres et médias interposés, la propriété de ce trait : « Beethoven était tellement sourd que toute sa vie il a cru qu’il faisait de la peinture. » Pas de quoi être si fier.
Où va se nicher la vanité de ces gens qui veulent toujours être le premier à avoir trouvé quelque chose, fût-ce dans un état second. Orson Welles et Graham Greene, eux, ont longtemps revendiqué chacun de leur côté l’écriture de la plus fameuse réplique du scénario du Troisième Homme : « L’Italie sous les Borgia a connu trente ans de terreur, de meurtres, de carnages… Mais ça a donné Michel-Ange, de Vinci et la Renaissance. La Suisse a connu la fraternité, cinq cents ans de démocratie et de paix. Et ça a donné quoi ?… Le coucou ! » La querelle était d’autant plus vaine entre l’acteur et l’écrivain-scénariste qu’en fait, la pendule à coucou, symbole de la Forêt noire, a été inventée dans le Bade-Wurtemberg. Ce que j’eus un jour l’occasion de révéler à Graham Greene. Il en déduisit aussitôt que Welles n’était pas seulement prétentieux mais nul en histoire.
Parfois, une seule phrase suffit à définir l’humour d’une personne. Ainsi de la définition de la psychanalyse par Vladimir Nabokov : « Application de vieux mythes grecs sur les parties génitales. » Ou de la réplique de Marie Curie lorsqu’on lui demandait ce que ça lui faisait d’être mariée à un génie : « Demandez à mon mari. » Ou à la Beckett dans l’une de ses pièces à deux personnages : « Quelle heure est-il ? – La même que d’habitude. » Ou celle de Jean d’Ormesson lorsqu’on l’interrogeait sur ce que l’élection de la première femme allait changer à l’Académie française : « Avant, au sous-sol, il n’y avait qu’une seule porte marquée “Toilettes”. Désormais, il y en aura deux : “Hommes” et “Marguerite Yourcenar”. » Jean et ses histoires d’O manqueront beaucoup à la Vieille Dame du quai Conti, car elle n’a pas souvent l’occasion de se marrer, surtout lors des discours de réception, que l’orateur soit totalement dépourvu d’humour (Giscard) ou qu’il s’applique à être drôle (Weyergans) – on n’en connaît pas du troisième type.
Somerset Maugham aimait commencer ses conférences sur la littérature en adoptant un air pénétrant avant de déclarer : « Il y a trois règles à respecter pour écrire un roman. » Puis, après un long silence suivi d’un lent regard circulaire dans le public, il ajoutait : « Personne ne les connaît. » N’essayez pas, car l’effet n’est pas garanti. Toutes les réactions sont possibles selon les latitudes, l’ambiance et l’auditoire. Les gens de théâtre le savent bien, qui doivent s’adapter à la note du soir, pour les représentations de Maîtres anciens par exemple, selon qu’ils devinent le public sensible à l’humour de Thomas Bernhard ou écrasé par l’admiration qu’il porte à celui qu’il tient pour un maître ancien. Rien n’est embarrassant comme de sentir qu’une manifestation d’humour, savamment appuyée sur les béquilles de l’ironie, du paradoxe et du calembour – sans que nul n’en distingue la savante mais discrète architecture, ni ne devine la somme d’efforts nécessaires à sa secrète édification –, tombe à plat. Alors le silence se fait pesant, interminable, laissant passer toute une légion d’anges.
Henri Cartier-Bresson, toujours prêt à donner à un ami de rencontre l’exemplaire de Mon cœur mis à nu de Baudelaire, qu’il conservait dans sa poche, jugea un jour
opportun de l’offrir au chirurgien qui s’apprêtait à l’opérer du cœur. Ce que ce dernier prit froidement : « Vous êtes un gamin. » Sur celui-là, une greffe du sens de l’humour serait demeurée sans effet. Cioran, lui, ayant envoyé quelques-uns de ses ouvrages à son inspecteur des impôts dans l’espoir d’alléger l’addition, s’entendit répondre : « J’ai essayé de lire vos livres ; ils m’ont foutu le cafard… Bon, votre dossier est classé. » Un exemple à suivre, sait-on jamais ; les feuilles d’impôts des écrivains sont en général tellement drôles qu’elles en sont impayables. De l’inconvénient d’être niais. Quelque temps après il mourut d’une rupture d’aphorisme, paraît-il.
Un jour, comme le photographe et le moraliste, j’ai voulu essayer moi aussi. Pris dans une dispute publique dont je voulais me sortir, mais assez lucide pour savoir que l’humour me tirerait d’embarras sans me tirer d’affaire, je lançai une devinette : à quoi reconnaît-on un Espagnol dans le flot de touristes le jour de leur arrivée à Paris ? C’est celui qui se précipite aux Invalides pour s’assurer que Napoléon est bien mort ! Allez savoir pourquoi, ça a jeté un froid. Je regardais la sympathique assemblée en riant tout seul, ce qui ajouta à ma déconfiture. Manifestement, leur sens de l’honneur avait engendré un plombant esprit de sérieux. Ils passent pourtant pour être caustiques. Il est vrai que cela se passait en Espagne.
Avec les Juifs aussi, c’est compliqué. Ils sont pourtant comme tout le monde, seulement un peu plus. En fait, comme dit l’autre, l’humour juif, c’est comme l’humour allemand, avec l’humour en plus (de toute façon, pour l’humour allemand, on ne saura jamais car il faut attendre la fin de la phrase pour comprendre ce qu’ils disent et nul n’en a la patience). Encore faut-il distinguer. Il y a l’humour séfarade : « Quand un ashkénaze pèle un oignon, c’est l’oignon qui pleure » (irrésistible). Il y a l’humour ashkénaze : « On est juif lorsqu’on parle yiddish. Les autres on ne sait pas » (lourd). Enfin il y a l’humour juif qui les réconcilie : « On ne comprenait pas pourquoi cette vieille fille ne trouvait pas un mari bien qu’elle soit passée par un site de rencontres juif réputé pour son efficacité. Vérification faite, son annonce était ainsi libellée : “Femme bien sous tous rapports cherche séfarade distingué ou ashkénaze généreux.” »
À quoi ressemble l’humour français en regard ? À une petite chose malicieuse où la légèreté souriante le dispute à l’autodérision faussement modeste. Du concentré de Jean d’O, au fond. L’humour belge, qui se manifeste d’abord par sa jovialité, a réussi à élever le sens de l’absurde au rang d’un des beaux-arts ; l’Union européenne ne s’y est pas trompée, qui a élu domicile à Bruxelles.
Et les Anglais ? Ah, les Anglais… Mes préférés dans le genre. Ce ne sont pas des gens comme nous. On peut en juger par leur humour, qu’ils qualifient eux-mêmes de « britannique » pour ne pas vexer les autres. Non les étrangers, mais les autres sujets de Sa Majesté.
Prenez donc deux Britanniques parmi d’autres au hasard, George Bernard Shaw et Winston Churchill par exemple. Un jour, le premier envoya au second deux places pour le théâtre accompagné d’un mot : « C’est pour la première de ma nouvelle pièce. Venez avec un ami, si toutefois vous en avez un. » À quoi l’intéressé répondit en renvoyant les places accompagnées d’un mot : « Merci mais, malheureusement, je suis pris ce soir-là. Cela dit, je viendrai volontiers à la deuxième, si toutefois il y en a une. »
Voilà, c’est quelque chose comme cela, leur humour. Toujours en sourire, jamais en rire. Cela ne se fait pas. L’humour made in là-bas est un cocktail composé d’un mélange qui a fait ses preuves depuis des siècles, de « Shakespeare-upon-Avon » aux séries télévisées. Une grosse poignée d’autodérision, juste assez pour avoir conscience de leur excentricité ; une cuillerée à soupe de nonsense, forme la plus proche de l’absurde, lequel consiste à développer des raisonnements dénués de sens sous une apparence logique ; l’understatement en fond sonore de manière à donner ses lettres de noblesse à la litote ; nappez d’une couche d’insinuations indirectes mettant en cause des personnes, de préférence à propos de leur sexualité ; avec cela, une pincée de jeux de mots en pleine conscience de la part d’irrationnel du langage.
Et voilà pourquoi l’Anglais a de l’humour, le Français a de l’esprit. Prière de ne pas confondre. Dans le premier cas, c’est considéré comme une marque de civilisation ; dans le second, comme une absence de caractère. Enfin, c’est ce qu’ils disent. Il est vrai qu’ils n’ont pas le tempérament blagueur. Ce doit être génétique, cette carence. L’Angleterre n’est-elle pas le plus proche des pays lointains ? Pierre Desproges prétendait connaître le moyen de distinguer les deux formes d’humour qui dominent l’univers : « L’humour anglais souligne avec amertume et désespoir l’absurdité du monde. L’humour français se rit de ma belle-mère. » On voit par là que ce gentleman était français.
Notre humour est désormais sous surveillance. Il suppose toujours moins de certitudes et davantage d’esprit critique vis-à-vis de soi. Simplement, le principe de précaution a installé une tyrannie douce dans les esprits. On veut bien être décalé, user du second degré, faire un pas de côté, insinuer le doute, faire dérailler la logique, enchanter le réel, donner une certaine légèreté aux évocations les plus graves, afin de toujours mieux critiquer la réalité non sans esprit, mais à condition de ne pas oublier que désormais, tout est affaire de limites. C’est à peine si on ose encore avoir le sens de l’humeur. Ou alors aux cruels dépens d’autrui, la salutaire autodérision ayant été remplacée par l’esprit de dérision. Le goût de la provocation est heureusement toujours là, mais le goût des autres l’a déserté.
Dans l’une de ses fameuses Brèves de comptoir, un compagnon de zinc de Jean-Marie Gourio a cette pensée profonde entre deux verres : « Tiens, je serais même prêt à aimer Michel Drucker : je trouve qu’il explique bien l’humour. » L’air de rien, cela va loin quand on sait qu’il est indéfinissable par définition. Car l’humour a ceci de commun avec l’amour, c’est que ça ne s’explique pas. Sinon c’est autre chose. La cuite au prochain numéro.
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