« La dette est un mauvais choix quand elle devient le seul choix possible »
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La dette actuelle de la France est-elle celle d’un « État en situation de faillite », comme l’avait déclaré l’ancien Premier ministre François Fillon ?
Le débat politique a contribué à dramatiser la question de la dette. Ces dernières années, en particulier depuis la crise des dettes souveraines de 2010-2012, elle est devenue un objet de clivage : pour les uns, plutôt à droite, elle nous conduit à la faillite ; pour les autres, marqués à gauche, elle est soit illégitime, soit résorbable. On accole ainsi à la dette un jugement de valeur, moralisateur, pour l’instrumentaliser dans le combat politique, sans réellement s’interroger plus finement sur son origine, sur son sens ou sur les risques qu’elle peut faire courir. Ce serait pourtant nettement plus utile que de la diaboliser ou de la minimiser.
La dette publique dépasse désormais les 3 000 milliards d’euros, soit environ 110 % du PIB. La France a-t-elle déjà connu un tel niveau d’endettement ?
Bien sûr. La France a connu plusieurs fois ces niveaux très importants, par exemple après la Première Guerre mondiale, avec un endettement d’environ 250 % du revenu national. Mais il faut se méfier de ce ratio, nécessaire mais pas suffisant pour apprécier le poids de la dette, puisque celle-ci est une valeur financière qui peut rapidement se déprécier au gré de l’inflation ou des dévaluations monétaires. Et de fait, les dettes accumulées pendant les deux guerres ont assez vite été résorbées, avec la dévaluation du franc germinal de 80 % en 1928, qui a fait tomber la dette de 250 à 100 % du revenu national, ou avec les dévaluations régulières de la IVe et du début de la Ve République ainsi que la forte croissance, qui vont faire baisser le ratio de la dette à 29 % du PIB en 1959.
À quel moment la dette française a-t-elle commencé à gonfler de manière continue ?
La France n’a plus connu d’excédent budgétaire depuis 1974. Après le choc pétrolier, sous Giscard, la récession économique a en effet conduit à la fois à une baisse des recettes publiques et à un développement très important des dépenses sociales, et notamment des allocations chômage. Dans un pays où le consentement à l’impôt n’est pas évident, le choix est fait de recourir à l’endettement plutôt qu’à l’augmentation de la fiscalité, ce qui contribue à creuser les déficits publics. Et ce choix-là ne sera dès lors plus remis en question par les administrations suivantes – excepté en 1986. En 1981, la mise en place du programme commun de la gauche puise dans les comptes publics pour financer les nationalisations, la relance économique et l’augmentation du nombre de fonctionnaires. Ceci conduira le gouvernement Fabius à libéraliser le système bancaire et boursier français, en plaçant la dette française sur les marchés internationaux. La marche forcée vers l’euro poussera ensuite les gouvernements à la maîtrise de la dette publique, avec l’objectif de ne pas dépasser les 60 % d’endettement. Le ratio reste en dessous de ce seuil – même si, sous le gouvernement Jospin, lorsque la reprise de la croissance avait dégagé 50 milliards de francs de recettes, la « cagnotte » a été redistribuée plutôt qu’utilisée pour réduire l’endettement –, avant de remonter continûment à partir de 2003 (date à laquelle il s’élève à 1 000 milliards d’euros). Mais la crise financière de 2008, les baisses d’impôts depuis le début du xxie siècle, puis la crise sanitaire et la crise énergétique vont faire augmenter très fortement l’endettement public jusqu’au niveau actuel.
La dette a-t-elle une couleur politique ?
Chaque camp se renvoie la balle, en accusant le gouvernement précédent d’incurie, mais, à gauche comme à droite, les politiques se rejoignent depuis plusieurs décennies pour financer une partie des dépenses de l’État par la dette publique, avec des moments de croissance plus lente ou d’accélérations fortes. Jusque dans les années 1970, la dette constituait une ressource exceptionnelle pour financer une dépense exceptionnelle. Depuis cinquante ans, elle est devenue un outil pérenne et régulier de financement de l’État.
Est-ce forcément problématique ?
Non, la dette publique n’est pas mauvaise en soi. Tous les pays ont besoin de dette. Le problème survient quand le niveau d’endettement est si important qu’il limite vos choix stratégiques ou vous empêche de disposer des marges de manœuvre budgétaires nécessaires à l’amortissement des chocs. Aujourd’hui, la charge de la dette constitue le deuxième poste budgétaire de l’État : le remboursement de la dette et de ses intérêts pèse entre 50 et 60 milliards d’euros par an. On pourrait imaginer d’autres fléchages pour cet argent, vers la transition écologique, la justice, le développement de l’intelligence artificielle… La dette est un mauvais choix quand elle devient le seul possible à l’horizon.
« Pour les marchés financiers, la dette française n’est pas un problème. En revanche, il y a un risque de perte d’influence de la France à l’échelle européenne »
La France a encore les capacités d’emprunter pourtant ?
Oui, parce que les garde-fous pour contenir l’endettement au niveau européen restent assez limités, et que les agences de notation considèrent que celui-ci demeure tout à fait acceptable en France. Pour les marchés financiers, la dette française n’est pas un problème. En revanche, il y a un risque de perte d’influence de la France à l’échelle européenne : un pays aussi endetté n’est pas en position de force pour renégocier le pacte de stabilité, ou pour réclamer un emprunt européen pour financer la transition écologique. Et puis, il y a aussi un risque démocratique, à force de manipuler politiquement un sujet majeur, à coups de discours simplificateurs.
Pourquoi parlez-vous de déni français à ce sujet ?
Parce que nous n’avons pas eu de débat public pacifié sur la question de la dette. La classe politique a suivi une forme de consensus caché, qui a installé une culture de la dette dans le pays par peur de toucher aux dépenses publiques, d’être accusée de faire de l’« austérité » ; elle a donc laissé croire qu’on pouvait à la fois réduire les impôts, sur les particuliers et les entreprises, sans faire baisser les dépenses publiques, dans un contexte de croissance modeste. Résultat : les gouvernements successifs ont creusé la dette sans s’en vanter. Plutôt que de tenter de consolider le consentement à l’impôt de la population, ils ont misé sur un consentement implicite à la dette, plus indolore, au moins d’un point de vue électoral. Il est urgent de faire de la pédagogie sur cette question complexe.
Comment, selon vous, sortir du piège de la dette ?
Nous n’avons plus à notre disposition certaines armes du passé, comme la dévaluation ou une forte croissance. Il faudrait donc pouvoir construire un consensus national sur cette question, qui permettrait à la fois de jouer sur la fiscalité et sur la réduction des dépenses publiques, afin que l’effort soit réellement collectif. On ne pourra pas y arriver si l’on se contente de viser les impôts des ultrariches, les prestations en faveur des immigrés ou les malversations supposées des fraudeurs, ou en donnant des coups de rabot çà et là. Bien sûr, il y aura des choix politiques à faire, mais ça ne pourra pas réussir s’ils se bornent à suivre des lignes de clivage marquées. Il faudrait aussi un véritable plan national, assumé et expliqué comme tel, qui permettrait d’engager le désendettement et de redonner des marges de manœuvre au pays, et donc une plus grande maîtrise de son destin. L’Italie avait engagé un plan de ce type, en retrouvant un solde primaire excédentaire pendant deux ans, avant l’irruption de la pandémie. Ce n’est pas impossible.
La France est-elle un cas particulier de ce point de vue, par rapport à ses voisins ?
Nous sommes passés au fil des ans du côté des pays dits du Sud – Italie, Espagne… –, moins « vertueux » que ceux du Nord côté budgétaire, avec une bascule dans les années 2010. Au moment de la crise des subprimes, le ratio d’endettement de la France était équivalent à celui de l’Allemagne, autour de 80 %. En dix ans, ce dernier est tombé à 60 % quand nous montions à 100 %. Ce mouvement allemand a notamment été rendu possible, car le sujet a fait l’objet d’un vrai débat démocratique, avec des arguments pour et contre qui, finalement, ont permis d’engager des réformes sans provoquer de révolution. L’un des défis des prochaines années sera de renouer le lien entre les Français et la dette, qui paraît aujourd’hui si abstraite, si lointaine sur les marchés internationaux. Car c’est aussi un moyen de renouer avec une forme de confiance, de responsabilité du peuple comme des gouvernants.
Propos recueillis par JULIEN BISSON
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