« L’idée de taxer les plus riches ne s’arrête pas à la question de la dette publique »
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En quoi les politiques fiscales menées en France favorisent-elles les ultrariches selon vous ?
Les politiques fiscales, depuis une bonne vingtaine d’années et plus singulièrement depuis 2017, s’inscrivent dans un environnement qu’on appelle « la concurrence fiscale et sociale ». L’objectif officiel est d’attirer ou de retenir les richesses à l’intérieur du territoire. Cela se traduit principalement par deux phénomènes : la baisse de l’imposition des entreprises – via non seulement la baisse du taux d’impôt sur les sociétés, mais aussi la création de certaines niches fiscales ou encore la baisse des impôts de production – ainsi que la baisse de l’imposition des revenus, en particulier des taux les plus élevés du barème. Ces derniers s’élevaient à 65 % en 1982 ; ils ont désormais chuté à 45 %. Sans compter la baisse de l’imposition des patrimoines qui s’illustra en France par la transformation de l’ISF (impôt de solidarité sur la fortune) en impôt sur la fortune immobilière. Ces avantages ont pour but de favoriser ce fameux « ruissellement », source d’investissements et d’emplois.
Cette théorie a-t-elle fait ses preuves ?
Non, justement ! Quatre rapports produits par un organisme rattaché à Matignon ont, depuis 2018, conclu à une absence de ruissellement. Le seul effet visible est la libération de marges de manœuvre pour les entreprises qui distribuent des dividendes. Qui plus est, cette distribution des dividendes est désormais beaucoup plus concentrée vers les plus riches que dans le passé.
Vous défendez la taxation des plus riches. Peut-elle être une solution face à la dette publique ?
L’idée de taxer les plus riches ne s’arrête pas à la question de la dette publique. Elle aurait plusieurs vertus, à commencer par le renforcement du consentement à l’impôt. Les enquêtes d’opinion montrent un réel ras-le-bol des injustices fiscales et sociales. Cela permettrait aussi de réduire les inégalités, ce qui n’est pas simplement plus juste sur le plan social, mais aussi bon économiquement. On évite ainsi la reconstitution d’une classe de rentiers, que même les économistes libéraux critiquent. Par ailleurs, de l’argent mieux redistribué, c’est de l’argent utilisé pour les services publics, la protection sociale, mais aussi par les entreprises pour augmenter les salaires. Enfin, cela dégagerait des recettes pour l’État, à l’heure où les besoins sociaux et écologiques sont évidents. Plusieurs dizaines de milliards d’euros par an seraient nécessaires pour les combler.
« Il faudrait supprimer les niches fiscales inefficaces et limiter en général leur utilisation afin de ne pas peser dans la progressivité du système »
Taxer davantage les plus riches suffirait-il à réunir un tel budget chaque année ?
Il faut aussi, bien sûr, mobiliser l’épargne privée, mais, avec un réel impôt sur la fortune, par exemple, on serait aujourd’hui en mesure de dégager 10 milliards d’euros. Si l’ancien ISF avait été maintenu, il aurait rapporté 4 milliards et demi d’euros de plus que l’impôt sur la fortune immobilière, pour un résultat total de 6,5 milliards. On pense qu’avec une redéfinition de certaines exonérations, comme l’outil professionnel ou le pacte Dutreil, qui sont des niches fiscales à l’intérieur de l’ISF, on arriverait à ces 10 milliards d’euros.
Une autre piste existe : s’agissant des obligations des plus-values financières, la ligne de partage entre le patrimoine économique qui relève des entreprises et celui des particuliers pourrait évoluer. Les plus riches, lorsqu’ils sont à la tête de grosses entreprises, détiennent des holdings qui gèrent les participations de la famille dans un groupe. La fiscalité est organisée de telle sorte qu’au sein de l’Union européenne, des régimes de franchise d’impôt s’appliquent lorsqu’une entreprise verse un dividende à une entreprise du même groupe. Or, lorsqu’on organise bien son schéma fiscal, on peut faire remonter en franchise d’impôt des dividendes dans une holding. Quand le détenteur de la holding veut percevoir des dividendes de cette holding, il doit payer le prélèvement forfaitaire unique. Une idée serait de considérer que, sous certaines conditions, ce qui est détenu dans ces holdings soit traité comme de la fortune personnelle. C’est une lecture qui s’applique d’ailleurs aux États-Unis.
On pourrait aussi remettre en cause un certain nombre de niches fiscales pour l’impôt sur le revenu des sociétés. Le crédit impôt recherche, par exemple, représente 7 milliards et demi d’euros de manque à gagner par an. Il a été critiqué par la Cour des comptes, car très coûteux par rapport à son efficacité. Outre qu’il est très peu contrôlé, il bénéficie de temps en temps à des projets qui ne relèvent pas vraiment de la recherche : le développement d’algorithmes sur les marchés financiers, le packaging, etc. Il s’agit de recentrer le crédit impôt recherche pour faire en sorte qu’il ne soit pas optimisé par les grands groupes, mais qu’il bénéficie à la vraie recherche. Et de la sorte, on pourrait économiser au bas mot la moitié du crédit impôt recherche. Il faudrait supprimer les niches fiscales inefficaces et limiter en général leur utilisation afin de ne pas peser dans la progressivité du système fiscal.
A-t-on vraiment les moyens de lutter contre la fraude et l’évasion fiscale ?
Tout est une question de volonté politique. En France, le manque à gagner s’élève chaque année à 4 milliards d’euros. À cela, il faut ajouter la fraude aux cotisations sociales, estimée entre 10 et 20 milliards d’euros. Cet ordre de grandeur est corroboré par les études qui sont menées au niveau de l’Union européenne où l’ensemble de la fraude à l’impôt et aux cotisations sociales correspond à plus de 800 milliards d’euros.
Il existe plusieurs axes pour lutter contre la fraude et l’évasion fiscale : la législation, évidemment, mais aussi le renforcement des moyens humains. En France, depuis le milieu des années 2000, 3 000 emplois ont disparu dans la sphère du contrôle fiscal. Il faut aussi renforcer les moyens juridiques. Notre dispositif est intéressant, mais il doit être développé. Il existe une liste de territoires non coopératifs. Lorsqu’un vérificateur est en présence d’une transaction avec une entité située dans un des territoires de la liste, il présume que c’est la fraude fiscale et procède à ce que l’on appelle le renversement de la charge de la preuve. Sur cette liste figure seulement une petite dizaine de territoires, tous très exotiques. Si l’on considérait une vraie liste des paradis fiscaux, ce serait très dissuasif.
Le risque de faire fuir les plus riches en les taxant davantage est-il avéré ?
Non. Lorsque l’ISF existait, seul 0,2 % du nombre de personnes qui devaient le payer quittait le territoire français. C’est très peu, d’autant plus que certains revenaient ensuite. Par ailleurs, ces personnes, souvent, allaient en Belgique pour revendre leur société en franchise de plus-value et ne pas payer d’ISF sur le produit de la vente. Mais ces personnes-là avaient des biens immobiliers en France que, par définition, elles n’emportaient pas à l’étranger. Elles conservaient aussi leurs placements financiers en France et à l’étranger. Il n’y a donc eu aucun impact avéré sur l’économie française. Il y a seulement eu une petite perte de recettes liée à l’ISF parce qu’effectivement, on a compté un peu plus de départs que de retours ou d’arrivées. On parle de quelques centaines d’individus par an.
Une réduction des dépenses publiques est-elle aussi nécessaire ?
C’est un double piège dans lequel il ne faut surtout pas tomber. Ses effets, immédiats, seront néfastes socialement, écologiquement et économiquement. La deuxième lame de ce piège, c’est l’introduction de mécanismes de marché là où l’action publique permettait encore à chacun d’être protégé en fonction de ses besoins. Il y aurait une réflexion à avoir sur la gouvernance budgétaire. Il faut assurément faire évoluer les outils budgétaires pour une meilleure orientation vers la réduction, entre autres, des inégalités et des émissions de gaz à effet de serre.
Que penser de ces initiatives d’ultrariches qui demandent à être taxés davantage ?
C’est intéressant ! Certains vrais libéraux considèrent qu’il faut réussir par son mérite, et non par l’héritage. D’autres sont conscients que la société a besoin d’argent public et que l’on ne pourra pas le chercher ailleurs. Et même si certains font un peu leur publicité, il ne faut pas minimiser ce genre de discours qui émergent quand on va trop loin. Cela avait été le cas en 2005, aux États-Unis, lorsque George Bush avait voulu supprimer les droits de succession. Nous aussi sommes allés trop loin, en France, à la fois dans la législation fiscale et dans les stratégies d’évitement de l’impôt.
Propos recueillis par MANON PAULIC
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