Le Streck avait trop fumé. Et à chaque fois que le Streck fumait trop dans la station, Dancart avait des visions globales. Elles ne passaient ni par ses yeux ni par sa faculté imaginative, mais directement par sa peau. Les Strecks en méditation prolongée dégagent une vapeur blanche légèrement adhésive qui a la propriété de transmettre les sensations de la séance en cours à tous les corps qu’elle rencontre. Dancart en avait observé les effets sur une grenouille, une tasse à café, un noyau lourd, avant de s’exposer lui-même à la vapeur inodore qui sortait en minces filets des fentes pectorales de son ami.

La première fois, le Streck Maine était concentré sur l’idée du cercle et Dancart avait perçu un centre, un rayon, une circonférence, puis une multitude de centres et de circonférences qui s’élargissaient à la surface de son corps comme autant de ronds dans l’eau. Il avait eu l’impression d’être un lac étale en proie à une averse d’été, piquante, puis cinglante, le nombre des cercles s’était multiplié à l’infini, il les avait sentis les uns dans les autres, se répondre et s’emballer, chacun refermant et développant l’autre à une vitesse absolue. Le rayon avait disparu, les centres étaient partout, nulle part, les périphéries en expansion continue. Son corps s’était dilaté au-delà de la mesure de l’imagination humaine, il avait occupé le volume d’une galaxie, d’une autre, et la danse des naines brunes avec les géantes rouges avait battu le plancher de son ventre et la peau de son cœur.

Le Streck l’avait rappelé à la conscience avec un goutte-à-goutte d’huile de THC qui l’avait lentement ramené à ses proportions. Celles d’un humain, une broutille. Dancart avait mis plusieurs semaines à se repérer à nouveau sans angoisse dans la station.

La deuxième fois, le Streck avait été plus prudent et Dancart avait perçu la délicieuse microgravité de la planète native de son ami. Une sensation subtile que le Streck convoquait à la demande, le plus souvent lorsque les échanges autour de lui l’ennuyaient. Dancart avait apprécié l’expérience mais il avait pris soin ensuite de se tenir à l’écart des états méditatifs de son ami. Une simple porte à membrane suffisait généralement à l’isoler. Il s’ingéniait parfois à laisser passer de petites quantités de vapeur pour goûter à la concentration des sensations en cours, comme on le fait d’un 55° de longue garde, il n’abusait jamais.

La veille néanmoins, la porte à membrane avait perdu de son étanchéité, Dancart s’était aventuré dans la pièce et s’était immédiatement retrouvé dans un bain de vapeur. Saisi et bousculé de toutes parts, comme un atome dans l’univers, coincé entre le néant et l’infini, immobile, enfermé mais lancé à la vitesse de la lumière, il avait percé le vide en tournant sur lui-même selon une trajectoire nette, courbe, sans frottement ni flottement, aussi dense qu’un destin. Il n’avait plus de tête, plus de peau, il n’était plus qu’une résonance. Toutes les substances autour de lui étaient simples, des composés de mouvement et de repos, puis sa propre courbe s’était brutalement infléchie, il avait fait cinquante millions de rencontres à la seconde, cinquante millions qui l’avaient compliqué et intégré, il était devenu un corps composé, un dispositif relationnel sans dedans ni dehors, une combinatoire en fuite et en construction parallèles.

– Un homme, lui avait dit le Streck quand il avait à nouveau perçu son corps comme un organe et une enveloppe confortablement posée sur le long coussin hydraulique. 

– Un homme, avait répété le Streck en faisant bouger ses oreilles. Pas tout à fait un atome au regard du tout, pas tout à fait une mesure. Votre espèce est lente, mon ami, mais elle se reproduit vite et pratique la notation écrite.

Dancart avait souri : 

en 1054, les Chinois notaient la présence d’une étoile invitée ;

en 1230, un Japonais en notait trois, dont une aussi grosse que Jupiter ;

au xive, les Arabes, au xve, une chronique italienne, une chronique flamande notaient et copiaient des phénomènes similaires ; 

au xxe, on commençait à comprendre des notes prises en Irlande, en Arménie, à Rome, à comprendre des peintures anasazis qui dataient de plusieurs siècles ;

au xxe, on savait ce que c’est qu’une supernova, on la reconnaissait dans les notes passées, on l’appelait SN 1054, la nébuleuse du Crabe. On savait que c’était une mort très ancienne, somptueuse, une mort si lointaine et si brillante qu’on l’avait prise pour une naissance.

Le sourire de Dancart s’était allongé, il s’était étiré sur le coussin hydraulique en faisant jouer ses muscles.La pensée d’une communauté plus grande que lui, chaleureuse, avait traversé son esprit. L’homme n’est pas la mesure de l’univers, mais l’espèce ? L’espèce et ses notes composées, traduites, relues, l’espèce humaine et son dispositif relationnel sans dedans ni dehors, en prise avec son histoire, son présent, son écriture et la poussière dont elle est faite, en expansion avec le monde, l’espèce, qui pouvait le dire ? 

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