Me déplaçant quotidiennement dans Bruxelles en pédalant, je parcourais ma ville tous les jours un peu plus. L’envie de nouvelles découvertes grandissait sans cesse. C’est ainsi que l’idée m’est venue de faire un grand voyage à vélo.

Sous un soleil de plomb, je quitte la capitale de l’Europe un dimanche de mai 2017, juché sur ma bicyclette pour un voyage dont je ne connais ni la durée ni la distance. L’itinéraire est cependant plus ou moins établi : je roulerai vers la Scandinavie, l’Ukraine et puis... on verra bien. En tout cas, ce sera un tour d’Europe de Bruxelles à Bruxelles en parcourant le réseau cyclable européen EuroVelo, pour fêter les 60 ans de l’Union européenne dont les traités fondateurs ont été signés en 1957. De là vient le nom de mon voyage : « Route60 ». 

Mon vélo a changé d’allure, il est bien chargé avec ses quatre sacoches. C’est un retour au strict nécessaire. Je quitte à peine Bruxelles que des inconnus me saluent, comme si nos vies s’étaient déjà croisées.

Je passe d’abord par le paradis des cyclistes : les Pays-Bas. Ce plat pays, très peuplé, est aménagé en fonction des besoins des « vélotafeurs » et cyclistes du dimanche. Les pistes cyclables y sont presque toujours séparées de la voie réservée aux voitures. Une application permet aussi de relier deux points sur une carte en passant uniquement par des petites routes et sentiers réservés au vélo. J’arrive donc aisément à Bois-le-Duc où, pour la première fois, je dormirai chez des « inconnus ». Un couple que je rencontre via une application pour cyclotouristes m’offre en effet l’hospitalité, le temps de cuisiner ensemble et de parcourir leur ville à vélo avec eux, un soir ensoleillé. En effet, avec un smartphone, on rencontre ceux qui accueillent d’autres baroudeurs, le temps d’une nuit. Le lendemain, il faut repartir de bonne heure ! Mes hôtes hollandais m’accompagnent un moment avant de prendre le chemin du travail, toujours à vélo, mais il faut bien se dire au revoir. Mes nouveaux potes hollandais plaisantent : « Un tour d’Europe ? Pas mieux qu’à vélo ! »

En route vers le nord de l’Allemagne et le Danemark, par l’EuroVelo 12. J’opte pour le camping sauvage quelques nuits dans le nord de l’Allemagne. Je découvre une belle plage déserte, ou bien des paysans qui me proposent une de leurs terres où planter ma tente. Ces nuits d’été sont inoubliables, tout simplement. 

Après quelques jours, voici Copenhague. Non pas la capitale grise et bruyante qui vit au rythme des embouteillages mais bien celle qui encourage les cyclistes à se rendre dans son centre à vélo. Pour inciter les récalcitrants, la municipalité a fait construire un réseau cyclable, séparé de la circulation automobile et muni de pistes bidirectionnelles balisées. Certains carrefours disposent aussi de repose-pieds pour que les cyclistes n’aient même pas à mettre pied à terre. Les pistes cyclables sont étonnamment larges et la petite reine s’invite dans le transport de marchandises. On vous livre votre paquet avec un vélo cargo. Les parents transportent les enfants sur un vélo à trois roues équipé d’une banquette à l’avant. Un vélo qu’il faudra garer et pas n’importe où ! Pas devant les bâtiments historiques mais dans un parking à vélos. Copenhague est une capitale, un centre d’affaires et une grande ville. Et pourtant, oubliez le bruit et la pollution ! Bref, on se sent bien dans la capitale danoise. Je suis un cycliste parmi des milliers d’autres, mais certains me lancent un « Welcome ! » au feu rouge. Les feux rouges pour les cyclistes, parlons-en justement : ils deviennent verts pour les cyclistes avant les voitures… qui attendront avant de tourner. Être le plus rapide en ville, ce n’est pas un luxe, c’est une habitude ! Je fonce vers Hanne et Jan qui m’accueillent dans leur bel appartement. Tous les ans, ils voyagent pendant trois mois à bicyclette, celle-là même qui les emmène au travail chaque matin. « On avait une voiture mais on l’a vendue, plus besoin. On a des vélos, un métro. C’est très bien comme ça. » Quant à mon vélo, je le libère de son chargement et il devient un vrai bolide pour la ville ! Copenhague, cité pleine de vie et pauvre en voitures, c’est l’amie du vélo. Depuis les années soixante, la capitale a fait le choix de diminuer l’espace réservé à l’automobile, ce qui ne fut pas toujours facile à réaliser… 

Après quelques jours de visite dans cette mecque du vélo, je pousse vers la Suède. Les paysages se font plus vastes et les automobilistes sur la route plus rares. À 16 kilomètres-heure de moyenne, on est assez lent pour ne rien rater des paysages, mais assez rapide tout de même pour savourer toute l’Europe. L’EuroVelo 7 traverse les immenses forêts du sud de la Suède. Pas de crainte à avoir pour les nuitées, le camping sauvage est légal en Suède, mais ce n’est pas tout. Nombreux sont les emplacements aménagés avec un barbecue et du bois coupé, pour une soirée d’été entre amis, ou tout seul… le calme est garanti ! 

Le voyage se poursuit en Finlande et dans les pays baltes. À Riga, je m’arrête quelques jours pour offrir du repos à mes mollets et découvrir la ville. Je rencontre Intars par hasard chez un vélociste. Il est DJ et cycliste, lui aussi. « Si tu n’as pas encore de logement, je t’invite chez moi. » Voilà, cela se dit et se passe comme ça ! Il me montre d’abord son quartier et ses bistrots à l’est de la ville. Je risque de m’attarder un peu plus que prévu à Riga… 

Les pays baltes se visitent aisément à vélo par les tronçons bien balisés. Ce sont les rencontres humaines qui restent la grande inconnue de ce voyage… Tout va bien jusque-là ! L’Europe du Nord fait place aux « pays de l’Est ». Je fais route vers Kaliningrad, dans cette enclave russe entre la Pologne et la Lituanie. Les pistes cyclables y sont inexistantes mais qu’à cela ne tienne ! J’arrive chez Alexej, qui me montre ce que sa ville offre : le port militaire et les quelques bâtiments de l’époque allemande qui n’ont pas été détruits. La voiture règne en maître dans cette ville de Russie, mais Alexej se fraie un chemin à vélo. Il rêve qu’un jour ce bout de Russie au relief vallonné devienne un eldorado pour le vélo. « Moi, je fais du vélo quoi qu’il en soit. Mais pour les touristes on doit faire plus », ajoute-t-il. 

Je quitte la Russie et gagne la Pologne. Nombre de pays de l’ancien bloc communiste n’ont plus grand-chose de cette « Europe de l’Est », la Pologne notamment. Depuis 2015, un itinéraire cyclable, le Greenvelo, traverse ce pays d’ouest en est en douceur. Le parcours est très bien balisé. La plupart du temps, on traverse des champs, d’immenses forêts, des villages et on passe par des parcs nationaux. L’aménagement est bien conçu : le cycliste baroudeur dispose tous les 20 kilomètres d’une aire de repos avec un plan de la région, une table, des bancs, parfois des toilettes sèches, ainsi qu’un abri. Les autorités ont fait le choix, munies d’aides européennes, de promouvoir un tourisme doux, peu encombrant. Des gens font le reste, dont les cyclistes en quête de nourriture et d’un logement : ainsi gonfle l’économie locale, et les petits hôtels et campings bike friendly fleurissent çà et là. Les petites villes proposent des activités pour les cyclistes qui y passent la nuit. Une économie alternative : celle de la générosité et de l’échange. Les fermiers, dont bon nombre ont vu leur famille partir vivre à l’étranger, m’offrent de l’eau fraîche avant de me proposer de visiter leur ferme, bien sûr, « il n’y a qu’à demander ». 

L’EuroVelo 4, reliant la Pologne à Kiev, n’est pas encore aménagée, mais peu de véhicules arpentent la route vers la capitale ukrainienne, le point le plus oriental de mon voyage. Je suis autorisé à planter ma tente où je le veux : entre les champs de tournesols ou dans les bois. Et puis, il y a ces villes où l’accueil des gens me fait rester plus longtemps. Prenez Varach, la ville qui vit de sa centrale nucléaire. Un cycliste m’accoste car il a vu mes photos sur les réseaux sociaux. Les amis débarquent et c’est un comité d’accueil qui se forme autour de moi, le très rare cycliste étranger. « On voudrait voir plus de touristes ici ! Regardez, on est un musée d’architecture soviétique mais personne n’y vient », me raconte un des habitants. Nombre d’entre eux travaillent dans la centrale nucléaire. En été, le gestionnaire de la centrale et la municipalité organisent une course cycliste pour les citadins. Donc, le vélo, ici, on connaît ! Inutile de chercher un hôtel pour la nuit : les cyclistes m’invitent. À 300 kilomètres de là, à Kiev, je rencontre Andriy. Il vit avec sa compagne en banlieue. Le week-end, il enfourche son vélo pour de longues balades. Il milite pour que le vélo ait plus de place à Kiev. La ville dispose de larges boulevards datant de l’ère soviétique. « On a de belles avenues, mais aucun politicien n’ose remplacer une voie de circulation par une piste cyclable. » Même sans réseau cyclable, nous arrivons rapidement au centre historique de la capitale. 

Pour rejoindre la Grèce, je traverse les Balkans avant le début de l’automne. La Moldavie, la Roumanie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, le Monténégro et l’Albanie m’offrent tout ce dont j’ai besoin : des villes, des lacs et des montagnes. Ce sont des pays à présent ouverts aux cyclotouristes. Impossible d’y circuler sans penser aux livres d’histoire dont un nouveau chapitre s’est écrit après les guerres et les dictatures : celui d’un tourisme responsable. La Bosnie donne le ton : une ancienne ligne de chemin de fer abandonnée depuis les années soixante-dix devient un itinéraire cyclable de Mostar à Dubrovnik. Le sud de la Bosnie s’est vidé de ses habitants après la guerre, mais les 100 kilomètres de voies cyclables font revenir des touristes ! 

Après une nuit en bateau depuis Patras, j’arrive en Italie pour des centaines de kilomètres dans le sud de la péninsule, une région au taux d’émigration élevé. Là aussi, les politiciens locaux et les commerçants le long de ma route sont conscients que le vélo est un allié pour l’avenir. L’Italie, avec ses charmantes terrasses et ses petits restaurants où on refait le monde, me donne envie d’endosser le rôle du touriste. Mais là, l’Afrique n’est pas loin et l’idée de changer de continent m’enchante. Voilà la Tunisie. La route mène jusqu’à Douz où s’annonce le Sahara. Plusieurs fois dans la journée, des automobilistes et chauffeurs de camions s’arrêtent : « Il va faire chaud monsieur, j’ai de l’eau et de la nourriture pour vous ! » Ibrahim ne me laissera pas partir sans s’assurer que tout ira bien pour moi. Il contacte Ahmed qui téléphone à… et je traverse ainsi la Tunisie, épaulé par leur bienveillance. Un pays au tourisme de masse d’une part, une communauté de cyclistes d’autre part, qui n’attend que de partager le pays avec d’autres cyclobaroudeurs.

Le retour vers la Belgique par la France n’est pas rude malgré le froid d’hiver. Le soir, j’échange mes histoires avec celles de mes hôtes autour d’une bonne table. Et des histoires de vélo, il y en a ! 

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