Le cycliste est un piéton à deux roues. Du moins est-ce ainsi qu’il se vit et, si on veut le comprendre, c’est-à-dire éventuellement s’en protéger ou négocier avec lui un peu de bitume, il ne faut pas l’envisager autrement. Rien n’est plus contraire à ce récent venu dans les rues de Paris que de poser pied à terre. Qu’il doive se faire sur le plat, en montée ou en descente, le redémarrage d’un vélo est contraire à la nature de sa course. Le vélo va. Il doit aller. L’arrêter, c’est porter atteinte à la liberté fluide que promet son usage. En outre, le vélo est à la fois un jouet et un moyen de transport ou de déplacement. À vélo, on envisage la ville comme un espace de promenade et on ne craint pas de prendre une rue inconnue qui semble mener à des découvertes, de revenir sur ses pas pour vérifier une impression, ou de changer d’itinéraire pour mieux apprécier une perspective. Donc, le cycliste est pareil au chat des Histoires comme ça de Kipling : il s’en va tout seul et tous les lieux se valent pour lui.

Il s’ensuit qu’on le retrouve sur la chaussée comme sur le trottoir. Sur la première, il a renversé Jacqueline Delubac, qui en est morte, et sur le second, il a jeté à terre René de Obaldia, qui a heureusement survécu. Lorsque le vélo avance sur un trottoir à la vitesse qu’il espérerait atteindre sur la chaussée, les piétons à pied – on voit que le pléonasme est nécessaire – ont tendance à juger agressive cette intrusion dans un espace où ils se croient protégés. Ils ont longtemps accepté de le partager avec le piéton à deux roues, pour peu que celui-ci observe une allure de promeneur et manifeste, par son attitude, ses regards, ses mimiques et son peu de précipitation, qu’il a conscience d’être en visite et leur sait gré de l’accepter sur leur territoire. Ainsi se comportent les animaux que l’on dit sauvages, qui disposent de multiples signes pour indiquer à leurs congénères ou aux autres bêtes qu’ils ne sont que de passage, et n’entendent ni empiéter sur leur espace vital ni tenter de s’y implanter durablement. Ces manières prudentes et civiles ne sont pas à Paris d’un usage croissant. 

Ce n’est pas de l’augmentation de son nombre que le cycliste augure de son droit prioritaire à l’usage de la chaussée et des trottoirs, mais de l’aura de supériorité morale qui nimbe son mode de déplacement. Depuis le début du millénaire, les édiles, notamment parisiens, ont exhaussé le vélo au rang de mode de déplacement angélique. Toutes les vertus sont en lui : silence, absence de pollution, exercice physique… « Le vélo est le mode de déplacement urbain par excellence : il est non polluant, non bruyant, ouvert sur la ville, bon pour la santé. Il est donc clairement une des solutions aux problèmes de la ville d’aujourd’hui et de demain », déclarait naguère l’adjoint chargé des transports et de la circulation. L’installation de feu le Vélib’ et son succès immédiat a consolidé chez les cyclistes le sentiment d’être la crème de la crème. On peut hasarder l’hypothèse que, dans une société où il importe de plus en plus de se distinguer et dans un pays où l’égalité se définit comme des privilèges pour tous, ce sentiment a ancré en nombre d’entre eux la conviction de n’avoir de compte à rendre à personne, et d’avoir à en recevoir de tous. 

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