J’ai commencé à aimer Paris le jour où j’ai acheté un vélo. Bien sûr, il est facile d’aimer les ponts de Paris ou manger une glace sur l’île Saint-Louis. Mais je parle d’un amour plus complexe, mélange d’enthousiasme non contrarié et de pression refusée. J’étais alors à Normale sup et très vite, j’ai compris que je ne voulais pas être enfermée. Même si je pouvais apprécier le métro et sa galerie de portraits comme ses mille saynètes qui font de chaque trajet une planche de BD, je prenais plus volontiers le bus, cette baie mobile sur la ville. Mais les retards incessants des transports assujettissent au temps-tyran. Patienter, c’est vivre le temps du sablier. Chaque grain paraît une minute qui ne reviendra jamais. En amour, ce grain est sacré. Faust le sait bien, qui a tout donné contre cette éternité. Dès qu’on le subit, ce grain incarne le tempus fugit. Une cavalcade effrénée – perdue d’avance.

Alors j’ai testé mon désir dans les cols pyrénéens qui narguaient Luchon. Au retour, j’acquis un vélo dédié à la ville. Le temps en mouvement devint valse avec la destinée, et je passai d’esclave à maître. Qui décidait de mon parcours ? Mon vélo. Qui garantissait ma ponctualité ? Mon vélo. Qui me redonnait ma liberté ? Mon vélo. Je l’appelais mon Roméo. Du jour au lendemain, chaque trajet en ville est devenu l’occasion de mieux connaître la capitale. Le vélo réveille l’instinct animal. Qu’il pleuve, et le cycliste ressent sa propre vulnérabilité. Qu’il fasse soleil, et le voici bénissant les cieux cléments. Et s’il neige, rouler accroît la témérité. On retrouve cette sensation enfantine de triompher de l’adversité. Rejoindre un point distant relève de l’expédition sur la chaussée verglacée. C’est l’aventure, la vraie ! Nul besoin de terres éloignées, de canyons ou de glaciers.

Le métro bondé est, lui, une serre tropicale. Compressez l’individu, les lois de la jungle accourent au galop. Nul philanthrope n’est à l’abri de son quart d’heure de misanthropie quand il se fait piétiner. Le vélo rend au contraire délié. Il préserve le charme de la ville, redonne de la curiosité pour nos semblables. Je ne compte pas le nombre de fois où des inconnus m’ont souri à un carrefour. Juste pour le plaisir de se réchauffer à la flamme de l’humanité. Par son côté populaire, le vélo incarne la simplicité. Pourtant, être une femme à vélo n’est pas de tout repos. Les pédales crantées dévorent les talons des escarpins et je me souviens être restée attachée à mon vélo comme un chien à un piquet, par une jupe longue coincée entre roue et freins. Elle a fini, involontairement, en dentelle ajourée à motifs cambouis.

Loin des hauts talons, mon amour du vélo plonge ses racines dans la nature. J’ai grandi en pleine campagne, au milieu de nulle part. La ville était à sept kilomètres et quand je grimpais en haut d’un merisier, je ne voyais que des prés. Enfant, le vélo était un allié. Il suffisait de l’enfourcher pour agrandir la notion de territoire. Mes pédales pouvaient me mener où je le voulais. Sans dépendre des autres. Pas de station-service à guetter. Juste savoir dompter une chaîne qui déraillait et réparer une roue. D’imaginer qu’une rustine permettait de rouler jusqu’à la mer mettait le monde à ma portée. À l’heure où plus rien ne semble loin avec l’avion, le vélo redonne de l’épaisseur à l’espace. Le goudron, c’est du concret. Le cycliste, arc-bouté sur sa tâche, reproduit inlassablement le mouvement du pédalage. C’est un Sisyphe heureux, qui ennoblit la répétition et l’infime.

Mon frère m’a appris à respecter l’effort patient du vélo. Dans les raidillons de Bourgogne, si je peinais, il lâchait son guidon d’une main. De l’autre, il agrippait ma selle et me poussait. Une prouesse tellement surnaturelle qu’il m’a transmis ce défi. Celui qui donne envie d’avancer, allié à l’humilité. L’école de la petite reine m’a toujours servi. Quand je suais sang et eau à grimper, je pensais au plaisir de la descente. À cette grâce de la route qui se mue en ruban… À cette façon si simple de se déplacer, à cette vitesse parfaite qui permet d’observer et, à tout instant, de s’arrêter. Cette école fortifie la ténacité, apprend à ne rien lâcher. Elle me sert aussi aujourd’hui pour mes romans. Souvent, je m’en remets au hasard en ville. Et renoue avec l’instinct du chasseur-cueilleur. Mon vélo furète à travers le lacis des ruelles. Un détail, et aussitôt, je peux stopper. Que ce soit pour une façade ou une scène de rue, une boutique que je n’aurais jamais imaginée ou le parfum d’une glycine. Le vélo est suffisamment rapide pour faire d’une ville une maison de poupées et suffisamment lent pour nous permettre de rêver. Il nous relie aux saisons. À l’étranger, j’ai vu des vélos transportant des poids insoupçonnés qui forcent l’ingéniosité. Au Ghana, j’ai croisé des pyramides de bidons d’huile de palme d’où surgissait la tête d’épingle d’un valeureux cycliste ; à Bangkok, des vélos tant chargés qu’ils rappellent que l’équilibre à deux roues n’est pas gagné.

Dans nos villes où les avenues sont des boas constricteurs, le vélo est la sagesse de demain. Il a la décence de s’effacer. Son existence ne tient qu’à quelques lignes d’acier. Une largeur d’épaules, pas plus, et partout, il peut se glisser, au grand dam des voitures qui piaffent d’impatience. L’être humain est ainsi fait que dès qu’il piétine, il a l’impression de régresser. Alors que le vélo est fluidité.

Même le vent à vélo n’est pas le même, il épouse la peau. Il est vent de liberté. La roue est le derviche tourneur du bitume, une danse avec l’espace.

Et dans VÉLO, il y a LOVE. 

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