Savoir qui est le peuple est une question qui occupe penseurs et politiciens depuis l’Antiquité. À Athènes, au Ve siècle avant J.-C., les premières institutions « démocratiques » sont fondées sur le règne du peuple, mais un peuple constitué uniquement d’hommes libres, ce qui exclut les femmes, les étrangers et les esclaves. Il faut ensuite attendre la Renaissance pour que le peuple refasse surface comme entité politique autonome en Occident, dans la tradition républicaine moderne issue des penseurs italiens comme Machiavel. Une fois encore, il s’agit là d’un « peuple » au sens restrictif, sans les femmes ni les étrangers ou les domestiques, un peuple constitué, dans la perspective de la plupart des auteurs, par les petits propriétaires matériellement indépendants. Dans cette conception toutefois, le peuple a un poids politique et son implication dans les affaires de la cité est décisive, notamment pour contrebalancer le pouvoir des grands, c’est-à-dire des aristocrates, et ainsi préserver la liberté publique.

Dans Du contrat social en 1762, Rousseau conceptualise la souveraineté populaire

En France, sous l’Ancien Régime, le peuple ne dispose d’une représentation qu’à travers l’institution des états généraux, selon un principe « par ordre », au même titre que la noblesse et le clergé. Le peuple est donc une entité politique, mais il a un poids relatif : seulement un tiers de la représentation nationale. En outre, c’est le roi qui décide, ou pas, de convoquer les états généraux pour recueillir l’avis de ses sujets, notamment sur la question de l’impôt. Rousseau le premier rompt avec toute logique de représentation. Dans Du contrat social en 1762, il conceptualise la souveraineté populaire : c’est le peuple assemblé, et lui seul, qui a le droit de faire la loi et qui, donc, incarne la volonté générale. Chaque citoyen compte pour un, et les groupements d’intérêt sont exclus pour garantir l’équité des délibérations : c’est une forme de démocratie directe. C’est de cette vision rousseauiste que va se réclamer « la foule » des sans-culottes et du petit peuple parisien au moment de la Révolution. Celle-ci, avant même la prise de la Bastille, s’ouvre par un débat crucial sur la question de la représentation du peuple français, qui se trouve dès lors au cœur du processus révolutionnaire. Au moment des états généraux, le tiers état rejette le principe injuste du vote par ordre – celui-ci le mettrait en minorité face au clergé et à la noblesse qui auraient chacun une voix. C’est parce qu’ils considèrent représenter réellement la nation que, les 17 et 20 juin 1789, les députés du tiers, avec quelques nobles libéraux, se constituent en assemblée et se donnent pour mission de donner une Constitution à la France.

La « foule » révolutionnaire a dû se battre pour se faire reconnaître comme peuple, c’est-à-dire comme acteur politique pourvu de droits politiques pleins et entiers

Par la suite, un autre enjeu sera d’élargir la représentation populaire. En effet, les députés des premières Assemblées nationales penchent majoritairement en faveur du suffrage censitaire. Ce n’est qu’à la suite du 10 août 1792, journée historique lors de laquelle une insurrection populaire de sans-culottes parisiens renverse la monarchie, que le suffrage devient universel (masculin) et que la République est proclamée. En ce sens, on peut dire que la « foule » révolutionnaire a dû se battre pour se faire reconnaître comme peuple, c’est-à-dire comme acteur politique pourvu de droits politiques pleins et entiers. Dans les années qui suivront, elle luttera pour faire valoir ses droits matériels : droit à la subsistance, droit au travail, et même droit à l’insurrection, qui seront inscrits dans l’éphémère Constitution de 1793 (l’an I).

Cet héritage révolutionnaire sera mobilisé par la suite tout au long du XIXe siècle en France, à chaque fois que le peuple descendra dans la rue pour défendre la République : en 1830, en 1848 ou lors de la Commune de Paris, pendant laquelle les références à la République de l’an I sont omniprésentes. Aujourd’hui encore, même si nous vivons dans une époque où la conscience historique a reculé, même si cet héritage nous parvient de manière diluée, la revendication de ce qu’est le peuple et de ce qui lui est dû demeure présente en toile de fond, dans l’inconscient collectif. 

 

Conversation avec LOU HÉLIOT

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