Les images de manifestations monstres de jeudi dernier, le parfum d’une colère sociale démultipliée par le 49.3 et la surdité du gouvernement ravivent depuis quelques jours les souvenirs de toutes celles et ceux qui ont connu la dernière grande grève qui a fait plier le gouvernement. Pour ceux-là, le mois de décembre 1995 est tantôt le modèle d’une mobilisation sociale réussie, tantôt le cauchemar d’un pouvoir qui plia face à la rue. Il était déjà question d’une réforme des retraites et d’un allongement de la durée de cotisation, quelques mois seulement après l’élection de Jacques Chirac sur le thème de la « fracture sociale ». Le gouvernement d’alors revendiquait aussi, après trois semaines de manifestations fortement suivies et de blocage du pays par près de 5 millions de grévistes, de rester « droit dans ses bottes » face à la rue, selon l’expression qu’Alain Juppé laissa dans l’histoire de l’inflexibilité politique. Las pour lui, dès le 15 décembre, sous la pression des syndicats, il lui fallut, à défaut de bottes, manger son chapeau et, lâché par le président, renoncer à sa réforme des retraites. La suite est connue : après dix-huit mois chaotiques pour le gouvernement, la dissolution et la cohabitation ont sonné le glas du premier quinquennat de Jacques Chirac.

Vingt-sept ans plus tard, peu de leçons de cet épisode semblent avoir été retenues par l’actuel chef de l’État et son gouvernement. Pire encore, si les arguments d’Alain Juppé ressemblaient étrangement à ceux mobilisés par Emmanuel Macron dans son interview télévisée du 22 mars – « Les réformes ont été trop longtemps reportées, elles sont nécessaires au pays pour préparer l’avenir » –, le Premier ministre d’alors n’aurait probablement pas osé aller aussi loin que l’actuel président. Dénonçant les « factieux et les factions », dans un style emprunté à la fois au « briseur de grève » Georges Clemenceau et au général de Gaulle fustigeant la « chienlit » en 1968, Emmanuel Macron a entrepris de délégitimer les syndicats (qui n’auraient pas proposé de compromis), se posant en garant de l’ordre républicain, tout en jetant de l’huile sur le feu. Plus encore, il a opposé la légitimité des élus – la sienne en premier lieu, l’opposant à celle, inexistante selon lui, de « la foule », renvoyée à des comparaisons avec les séditieux trumpistes du Capitole et les bolsonaristes qui ont envahi le palais présidentiel à Brasília en décembre dernier.

Défendant une conception exclusivement procédurale de la démocratie, le président fait preuve d’une vision étroite et datée du gouvernement représentatif

Ce dernier argument n’est pas inédit et s’inscrit dans une histoire qui est celle de la construction du gouvernement représentatif et de la démocratie d’opinion dans notre pays. Mais il pose particulièrement question dans l’histoire récente de la Ve République, tant aucun de ses prédécesseurs récents n’est allé aussi loin que l’actuel locataire de l’Élysée dans la délégitimation des corps intermédiaires et l’affirmation de la seule légitimité de l’élection. Certes, Nicolas Sarkozy avait bien cité Lamartine et dénoncé le drapeau rouge des syndicats « traîné dans le sang du peuple » lors d’un meeting au Trocadéro le 1er mai 2012, mais c’était dans l’entre-deux-tours de la campagne présidentielle, un contexte dans lequel les outrances viennent plus facilement à s’exprimer. En défendant une conception exclusivement procédurale de la démocratie – la séquence qui vient de s’écouler serait démocratique parce que les règles ont été respectées, le vote de la loi s’étant effectué selon les dispositions prévues par les institutions –, Emmanuel Macron a démontré son attachement à une vision étroite et historiquement datée du gouvernement représentatif : la colère peut certes s’exprimer et doit être entendue, mais elle ne peut jamais s’opposer à la légitimité de l’élection.

Cette posture a sa rationalité. Elle prétend prendre le contrepied des populistes qui font du « peuple » le seul garant de la démocratie face aux « élites » qui la confisqueraient. Se portant à la rescousse de ces dernières, le président revendique par capillarité la défense de l’État de droit et des institutions républicaines. Ce faisant, le remède qu’il propose pourrait bien se révéler pire que le mal. D’abord, parce que cet argument peut donner à penser que l’élection conférerait aux représentants un blanc-seing pour gouverner. Or, les attentes à l’égard de la représentation ont profondément changé dans l’électorat des démocraties contemporaines. À l’heure du « citoyen critique » – un concept forgé par la politiste américaine Pippa Norris pour souligner la distance prise par la majorité des citoyens vis-à-vis de la politique –, nos concitoyens refusent de se contenter de la légitimité formelle conférée par l’élection. Ils attendent de la représentation que les élus soient plus proches d’eux, et surtout qu’ils défendent leurs intérêts fondamentaux et les associent aux décisions qu’ils prennent. Et c’est là que le bât blesse dans les discours et l’action d’Emmanuel Macron. En critiquant les « Gaulois réfractaires » supposément « rétifs au changement » et désirant « ne plus travailler » après le Covid, Emmanuel Macron semble ne pas comprendre que son rôle n’est pas d’avoir raison contre les citoyens. Il est au contraire d’être capable de prendre en compte les aspirations et les intérêts fondamentaux de la majorité sociale pour les faire siens, en les opposant si nécessaire aux impératifs économiques qui guident par ailleurs l’action de tout gouvernement. Selon la dernière vague du baromètre de la confiance du Cevipof, parue en mars, 82 % des Français interrogés considèrent que les responsables politiques ne se préoccupent pas des gens comme eux, un chiffre demeuré stable depuis l’invention de cet outil en 2009. Partant, s’il est une urgence politique et sociale, elle n’est peut-être pas dans la seule défense des élus contre la « foule » ni dans une fixation sur l’allongement de la durée de cotisation pour obtenir une retraite à taux plein. Elle réside plutôt dans le mantra que Jacques Chirac énonça lors de ses vœux de fin d’année à l’issue de la crise de 1995, qui devrait servir de boussole à ce gouvernement comme au chef de l’État : « On ne changera pas la France sans les Français. » 

 

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