« La foule n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime souverain à travers ses élus. » La sortie d’Emmanuel Macron le 22 mars devant des parlementaires a été remarquée et abondamment commentée. Elle est en effet frappante, tant elle présente de manière ramassée une doctrine précise du pouvoir, celle de la forme politique de ce qu’on appelle les gouvernements représentatifs. Dans le contexte d’un mouvement social de masse, conjuguant opposition unanime des syndicats, grèves, manifestations monstres et déambulations nocturnes incendiaires, ce rappel à l’ordre met en jeu différentes strates de discours, qui engagent non seulement la crise ouverte par la réforme des retraites, mais aussi l’histoire longue de la République française, et plus profondément encore le sens même de ce qu’est un peuple en démocratie.

Au moment où elle est prononcée, cette phrase s’inscrit dans un conflit de légitimité aigu entre le gouvernement et les millions de personnes qui protestent depuis janvier, avec le soutien semble-t-il largement majoritaire de la population. En requalifiant ces opposants multiples comme « foule », et son gouvernement, les parlementaires qui le soutiennent et lui-même comme les « élus » du « peuple souverain », il rappelle un fait institutionnel majeur : en France, comme dans tout gouvernement représentatif, la foule, aussi importante soit-elle, n’a aucun pouvoir. Les représentants du peuple, une fois élus, concentrent l’entièreté de la souveraineté, sans le moindre reste dont les citoyens pourraient se saisir. Si donc une contestation a lieu, elle ne peut être que l’expression singulière d’une opinion discordante, qui doit passer exclusivement par les formes légales et reconnues, et ne saurait s’autoriser de la force du nombre, encore moins d’une quelconque parcelle de souveraineté. Les gens peuvent exprimer librement leurs opinions, mais les autorités issues de l’élection sont les seules à pouvoir décider. Toute prétention à la souveraineté de citoyens, fussent-ils nombreux, les transformerait immédiatement en « factieux » et en « factions », pour reprendre les termes politiques significatifs que le président a employés le 23 mars.

De toute évidence, nier leur légitimité ne suffit pas à renvoyer les citoyens chez eux

Pourtant, force est de constater que ce rappel à l’ordre adressé par le président à ses opposants n’a pas eu l’effet escompté. Le 24 mars, les manifestations dans toute la France furent de nouveau parmi les plus massives de l’histoire récente, et comme tous les soirs depuis l’annonce du recours au 49.3, les rues s’embrasèrent dans des proportions inédites. De toute évidence, nier leur légitimité ne suffit pas à renvoyer les citoyens chez eux, tout comme est bien peu convaincant de brandir comme bouclier la légitimité des élus alors même qu’on vient de les priver de la possibilité de débattre et de voter librement sur un texte aussi controversé.

Si ce discours d’ordre ne fonctionne pas, c’est qu’il s’appuie sur une conception du pouvoir des élus qui s’est certes imposée institutionnellement, mais n’a jamais été entièrement hégémonique, parce qu’elle est en porte-à-faux avec l’histoire même de la République. Historiquement, les régimes que l’on qualifie de gouvernements représentatifs naissent bien de processus réussis de revendication de la souveraineté par des assemblées élues. Ces assemblées elles-mêmes, en France comme en Angleterre ou dans d’autres pays, étaient initialement conçues comme représentatives, mais pas comme souveraines : elles avaient pour rôle de représenter le pays devant le souverain, c’est-à-dire le roi, à la fois pour lui faire connaître l’état de la société et pour consentir à l’impôt. En France, c’est de là que viennent les états généraux, convoqués pour la première fois en 1302 par Philippe Le Bel pour se doter d’une légitimité propre, indépendante de celle du pape avec qui il était en conflit sur l’imposition des biens de l’Église. C’est seulement lorsque ces assemblées affirment détenir la souveraineté contre le roi, allant en Angleterre en 1649 et en France en 1792 jusqu’à voter sa déchéance puis sa mise à mort, que l’on peut dire qu’elles monopolisent la souveraineté. Tout le problème est que, pour ce faire, ces assemblées ont toujours dû s’appuyer sur ces fameuses foules qu’Emmanuel Macron aujourd’hui rejette. En France, les députés du tiers état et leurs alliés des ordres privilégiés peuvent bien, le 20 juin 1789, se déclarer Assemblée nationale, leur coup de force symbolique ne fonctionne que parce que la foule les suit et entend les protéger face aux troupes étrangères qui entourent Paris – aboutissant à la prise de la Bastille le 14 juillet. En juillet 1830, le conflit entre l’assemblée et le roi n’est résolu en faveur des députés que parce que Paris se soulève pour défendre leur liberté. En février 1848 encore, l’opposition parlementaire républicaine ne s’impose qu’en s’appuyant sur l’insurrection populaire, et c’est sous la pression du peuple en armes que la République est proclamée.

L’élection, en démocratie, n’épuise pas la représentation du peuple : il est toujours possible pour d’autres acteurs d’y prétendre aussi

À chaque épisode, il n’y a rien d’évident à ce que le transfert du pouvoir de la foule à celui de l’assemblée soit total et irrévocable. Face à ceux qui aimeraient que la mise en place d’une assemblée représentative fasse taire définitivement la rue, il se trouve toujours des gens pour rappeler l’origine tumultueuse des institutions et la dette des représentants à l’égard du peuple souverain. Souvent, ces discours discordants s’insèrent dans les dynamiques mêmes de conflit au sein des assemblées : à la Convention, les Jacobins mobilisent les sections parisiennes pour s’assurer d’un appui politique face aux Girondins ; après la révolution de 1830, les républicains s’appuient sur le mouvement ouvrier en construction face aux libéraux qui ont pris le pouvoir ; et en 1848, les républicains radicaux ne cessent d’en appeler à la rue face aux conservateurs, puis face à Bonaparte. En ce sens, lorsque les députés de la France insoumise en appellent à une « censure populaire » par la rue, ils s’inscrivent dans cette histoire républicaine où il est courant pour une partie des parlementaires de s’appuyer sur la foule pour renforcer leur poids au sein des institutions. La République, mais plus généralement les gouvernements représentatifs, doivent toujours potentiellement composer avec ces foules qui disent être le peuple, non seulement parce que leur pouvoir vient de la foule, mais aussi parce que cette origine ne cesse d’être réactivée par des personnes qui, à l’intérieur ou à l’extérieur des institutions, entendent mobiliser cette foule pour s’appuyer sur elle.

En cela, le fait que le peuple « s’exprime souverain par ses élus » n’enlève rien à la légitimité de la foule, car le peuple peut et même doit s’exprimer en même temps de nombreuses manières – ou plutôt, être exprimé. C’est là un aspect essentiel du peuple : il n’existe que lorsqu’il est exprimé, représenté, mais en démocratie le conflit au sujet de qui peut représenter le peuple ne se referme jamais entièrement. Pour reprendre l’expression du politiste argentin Ernesto Laclau, le peuple est un « signifiant vide », il n’en vient à l’existence que lorsqu’on parle de lui et pour lui. Et dans une démocratie, il est crucial que ce jeu reste ouvert, c’est-à-dire que personne ne puisse à un moment donné monopoliser le droit à représenter le peuple. Il faut que, face à une telle prétention, il soit possible pour les citoyens, d’une part, de contester ce qui est fait en leur nom et, d’autre part, d’y opposer d’autres manières d’exprimer le peuple, d’autres prétentions à le représenter. Il faut par exemple que les syndicats puissent faire valoir leur prétention à représenter les travailleurs, en s’appuyant notamment sur leurs résultats aux élections professionnelles, et que dès lors ils se voient reconnaître une légitimité potentiellement concurrente à celle des députés.

La foule est une des figures qu’a historiquement prises le peuple pour appuyer la prétention des assemblées à s’imposer face aux rois

Cela ne veut pas dire que toutes les prétentions à représenter le peuple sont également légitimes. Car le peuple, justement, n’existe que lorsqu’il est actif, qu’il réagit aux prétentions à le représenter, et qu’il tranche entre elles si nécessaire. Comme le suggère la théoricienne politique Lisa Disch, ce qui fait la validité démocratique d’une prétention à représenter, c’est sa capacité de mobilisation des citoyens. D’où l’importance des élections : c’est un moyen fondamental pour trancher entre les différentes prétentions à représenter le peuple en testant régulièrement leur pouvoir de mobilisation électorale. Mais l’élection n’est en réalité qu’un moyen particulier de mobiliser le peuple, même s’il est effectivement central du point de vue des institutions. L’élection, en démocratie, n’épuise pas la représentation du peuple : il est toujours possible pour d’autres acteurs d’y prétendre aussi, et de montrer la validité de cette affirmation en le mobilisant. Cela peut passer par de nombreux moyens, comme la pétition, la manifestation, l’organisation d’assemblées citoyennes – ce qui importe est que les citoyens puissent librement se mobiliser, à l’appel de ceux qui prétendent représenter le peuple, pour appuyer ou au contraire invalider ces revendications.

On comprend alors pourquoi la tentative d’Emmanuel Macron de faire taire les protestations en opposant la foule au peuple souverain est vouée à l’échec. En démocratie, il ne saurait être question pour le peuple de se voir réduire ses moyens d’exprimer sa souveraineté, en se prononçant sans cesse sur ce qui est dit et fait en son nom, en particulier dans ces moments cruciaux où différentes prétentions à le représenter s’opposent. La foule est une des figures qu’a historiquement prises le peuple pour appuyer la prétention des assemblées à s’imposer face aux rois, mais c’est une figure qui reste toujours disponible pour d’autres représentations concurrentes du peuple. Les appels de députés d’opposition à manifester, de syndicats à faire grève ou de groupes autonomes à déambuler de nuit dans les rues n’ont d’efficacité que dans la mesure où ils ont un pouvoir mobilisateur – mais tant qu’ils mobilisent, on peut dire qu’ils possèdent au moins partiellement une légitimité populaire.

A contrario, ce que masque aujourd’hui le rappel à l’ordre républicain d’Emmanuel Macron, c’est sa propre incapacité à mobiliser le peuple, en dehors d’une procédure électorale qui doit plus à la force de l’État qui l’organise qu’à un ancrage réel de son parti dans la société. En démocratie, la représentation du peuple souverain n’est pas une rente des élus – c’est un pouvoir, toujours ouvert, de mobilisation de la puissance populaire. 

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