Quand on considère l’affaiblissement de la légitimité de nos représentants – pas seulement du président de la République, mais aussi de l’ensemble des élus, des maires aux parlementaires –, on mesure l’urgence de faire évoluer le cadre de notre démocratie et donc de nos institutions. Cette crise de notre démocratie représentative empêche de plus en plus concrètement de gouverner, d’autant plus que, dans de nombreux domaines, les politiques à mener seront radicales, notamment sur les sujets climatiques et environnementaux. Le risque existe que des gouvernements de moins en moins légitimes aient de plus en plus recours à des dispositifs répressifs pour imposer leurs choix. La réforme des retraites a mis en évidence la tension entre une légitimité électorale en peau de chagrin et la légitimité de la rue ou de l’opinion, cette légitimité d’un peuple qu’Emmanuel Macron a tenté de disqualifier en parlant de la « foule ».

Chacun constate que la Ve République est à bout de souffle. Même les plus conservateurs perçoivent que la pratique verticale du pouvoir permise par nos institutions ne correspond plus aux attentes de citoyens de plus en plus éduqués et de plus en plus allergiques aux discours d’autorité et au fait du prince. Je ne vois pas comment on pourrait faire l’économie d’une réforme profonde de nos institutions.

La pratique verticale du pouvoir ne correspond plus aux attentes des citoyens

Pour rénover notre vie démocratique, il n’y a pas, à mon sens, une recette miracle, mais un ensemble de mesures qui pourraient s’articuler entre elles. Le changement de mode de scrutin me paraît être l’un des chantiers prioritaires. Le scrutin majoritaire uninominal à deux tours est à l’origine d’un hiatus grandissant entre l’onction qu’est censé recevoir le représentant de l’élection et sa légitimité réelle minée par les taux d’abstention et des votes de rejet plutôt que d’approbation.

Il ne s’agit pas d’adopter une proportionnelle intégrale, mais plutôt un système à l’allemande. La proportionnelle est d’ailleurs le mode de scrutin normal dominant en Europe continentale. Elle permet de dégager des majorités tout en garantissant la représentativité du Parlement. Nous devrions aussi réinterroger nos manières de voter. En poussant à un vote stratégique au premier tour puis à un vote de rejet au second, le scrutin ne reflète plus réellement l’opinion des citoyens, et c’est là une des sources du désenchantement démocratique contemporain. Il existe des méthodes alternatives au vote majoritaire, comme le vote par jugement majoritaire, infiniment plus respectueux des choix citoyens [ce mode de scrutin permet aux électeurs d’attribuer une mention à chaque candidat, le choix du gagnant se faisant par la médiane des valeurs, ndlr]. Cette évolution du cadre électoral devrait aussi concerner la question du financement des partis politiques et des élections. L’économiste Julia Cagé, dans son livre Le Prix de la démocratie (Fayard, 2018), a fait des suggestions afin que le système n’avantage pas outrageusement les strates les plus riches de la population.

Une autre proposition me paraît essentielle : celle d’une Convention citoyenne pour le renouveau démocratique, qui circule actuellement sous forme de pétition. Comme cela a été fait en Islande il y a quelques années, une convention de citoyens tirés au sort établirait les grandes lignes d’un texte constitutionnel qui serait finalisé par une Assemblée constituante et soumis au référendum. Emmanuel Macron a envisagé une commission transpartisane, mais il me semble impératif que les citoyens soient acteurs d’un tel processus, qui devrait également susciter des débats locaux dans l’ensemble du pays.

Une démocratie plus participative, plus conforme aux standards européens, ne résoudrait certes pas tous les maux de nos sociétés contemporaines. L’effondrement de la démocratie représentative se constate partout dans le monde. Ce qui est toutefois spécifique à la France, c’est l’absurde hypertrophie du pouvoir présidentiel dont nous avons vu les dérives, notamment lors de la pandémie du Covid. Il faut réintroduire une culture et une pratique de la délibération avec l’ensemble des corps intermédiaires, condition d’un gouvernement légitime et efficace. Ce pouvoir technocratique et vertical qui s’est imposé avec la Ve République est non seulement devenu insupportable pour les citoyens, notamment les plus jeunes, nombreux dans les défilés ces derniers jours ; il n’est sans doute pas non plus le plus efficient. Le retour des syndicats dans la mobilisation actuelle contre les retraites rappelle à quel point une démocratie vivante suppose que la démocratie sociale ne soit pas à ce point méprisée et court-circuitée.

La Convention pour le climat a démontré la capacité des citoyens à apporter des contributions qui allaient beaucoup plus loin en matière de transition écologique que ce que les élus envisageaient

Pourquoi également ne pas institutionnaliser le principe de conventions citoyennes ? Un certain nombre de lois importantes – disons une ou deux par an –, devraient être systématiquement précédées par un débat public élargi, avec l’organisation d’une convention citoyenne sous l’égide de la Commission nationale du débat public (CNDP), seule autorité administrative indépendante à même de garantir l’impartialité de ce processus.

Une autre innovation paraît indispensable : le référendum d’initiative citoyenne (RIC), mis en avant par les Gilets jaunes et qui est aujourd’hui, selon plusieurs enquêtes, une mesure plébiscitée par les Français. Pour cela, il convient de modifier le seuil exigé pour déclencher le référendum d’initiative partagée : environ 4,9 millions de signatures, soit 10 %, du corps électoral, ce qui paraît un objectif délirant. Un million de signatures requises me semblent un seuil raisonnable. Pour tous ceux qui considèrent que ces processus présentent des risques, je rappelle que cela reviendrait à s’inspirer de ce qui existe en Suisse, et il ne me semble pas que les Suisses soient notoirement plus mal gouvernés que nous.

Ce référendum d’initiative citoyenne pourrait être associé à des dispositifs délibératifs. C’est la proposition que nous avons faite avec, Terra Nova et un groupe de collègues, et c’est ce qui se pratique dans un certain nombre d’États américains, dont l’Oregon. Le mécanisme de l’Oregon Citizen’s Initiative Review permet ainsi d’organiser une convention citoyenne qui, avant un référendum, étudie les différentes options et leurs conséquences et produit un document diffusé à l’ensemble des citoyens. En l’espèce, on associe démocratie délibérative et démocratie référendaire.

Un point crucial des conventions citoyennes, c’est leur « atterrissage » – on l’a vérifié avec l’expérience de la Convention citoyenne pour le climat [dont les participants ont évalué, en décembre 2020, à 3,3 sur 10 la qualité de la prise en compte par le gouvernement de leurs propositions, ndlr]. Même si ce qui a été conservé des propositions m’a paru insuffisant, la démocratie participative ne peut revendiquer le pouvoir de décision : les représentants ont toujours le dernier mot, sauf en cas de référendum. Ce que l’on doit envisager, ce sont des formes hybrides de démocratie qui articulent des légitimités différentes. La Convention pour le climat a démontré la capacité des citoyens à apporter des contributions qui allaient beaucoup plus loin en matière de transition écologique que ce que les élus envisageaient. Ce que j’aurais souhaité, c’est que le président ne réécrive pas les propositions citoyennes avant qu’elles soient présentées au Parlement. Les conclusions de la Convention auraient ainsi pu être travaillées et amendées directement par les mandataires. C’est dans cette voie d’une articulation entre démocratie parlementaire et participative qu’il faut aller. Ce qui est en jeu, derrière ces réformes, je le répète, c’est la nécessité absolue de relégitimer la démocratie représentative, sinon la démocratie tout court, afin d’éviter qu’elle ne laisse la place rapidement à des régimes autoritaires.

Il faudrait mettre en place une chambre avec des citoyens tirés au sort

Un peu partout, et même en France, des expériences participatives s’inventent. À cet égard, la Belgique est en train de devenir un laboratoire européen : la Communauté germanophone de Belgique a mis en place une chambre citoyenne permanente, tirée au sort, qui décide de l’organisation de conventions citoyennes et fait remonter des propositions aux assemblées élues ; le Parlement de la Communauté francophone de Bruxelles a institué des commissions hybrides avec des citoyens tirés au sort et des élus qui sont à l’initiative de nouvelles propositions. Depuis un an, la Ville de Paris a opté pour un dispositif similaire, dont je suis l’un des garants : une centaine de Parisiens tirés au sort travaillent sur des propositions de délibération qui seront étudiées par le Conseil de Paris.

Il s’agit en France d’accélérer dans cette voie, en institutionnalisant une véritable démocratie participative et délibérative. Pour parachever cette évolution, il faudrait mettre en place une chambre avec des citoyens tirés au sort, qui pourrait prendre la place du Sénat ou se fondre avec le Conseil économique, social et environnemental (CESE). Cette nouvelle chambre serait garante du long terme dans notre démocratie représentative focalisée sur le court terme et qui, aujourd’hui, travaille à sa propre disparition, comme à celle de notre espèce. 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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