La marche vers l’absolutisme
En 1964, deux ans après l’instauration de l’élection présidentielle au suffrage universel direct, l’ancien ministre de l’Intérieur (1954-1955) et garde des Sceaux (1956-1957) publie Le Coup d’État permanent, une violente charge contre la pratique du pouvoir du général de Gaulle. Lorsqu’il accédera à la tête de l’État en 1981 après deux candidatures infructueuses, Mitterrand n’entreprendra cependant pas de réforme profonde de la Constitution.Temps de lecture : 5 minutes
Le général de Gaulle ne prit pas plus de temps pour transformer la Ve République en monarchie absolue que le Premier consul à tirer l’Empire du Consulat. Mais il sut si habilement maîtriser l’allure de sa course et en dissimuler le but que cette évolution s’accomplit sans rencontrer d’obstacles sérieux. […] La vraie réussite du général de Gaulle fut de sauvegarder en 1958 les apparences républicaines du régime en ralliant les principaux chefs de partis et en jouant à la perfection la comédie d’un président du Conseil uniquement soucieux de doter son pays d’institutions démocratiques modernes. La Constitution qu’il fit préparer par un organisme où siégeaient aux côtés de ses dévots inconditionnels d’irréprochables juristes dont la haute conscience n’aiguisa guère la lucidité et qu’il soumit à l’assentiment populaire avec le succès que l’on sait, resta très en deçà du projet exposé onze ans auparavant, et à grand fracas, à Bayeux. De Gaulle tenait avant tout à ce qu’on ne pût suspecter la Ve République de n’être que le paravent du pouvoir personnel […].
Ne restera debout, face au peuple abusé, qu’un monarque entouré de ses corps domestiques
La preuve faite que rompre tout de go avec les données traditionnelles de la démocratie s’avérait imprudent et, de surcroît, inutile, de Gaulle consentit à inscrire dans sa Constitution la sacro-sainte distinction des trois pouvoirs, l’exécutif, le législatif et le judiciaire ainsi que quelques autres règles chères aux républiques parlementaires, comme la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée élue au suffrage universel direct et la fonction arbitrale du président de la République. Il avait usé des bons services des colonels. Il avait maintenant besoin du nihil obstat des professeurs de droit. Aussi s’appliqua-t-il à les choyer. Bonaparte discutait des articles du Code civil avec Portalis. De Gaulle rendit des points aux spécialistes du Droit constitutionnel. Mais il se méfiait des manies d’école et de ce tic commun aux légistes français d’habiller leurs thèses à la mode anglo-saxonne. Dans la difficulté où il était d’avouer sa préférence et malgré l’attrait du régime présidentiel auprès des nouvelles couches politiques, il veilla à ne point se laisser enfermer dans un système imité de celui des États-Unis d’Amérique. À ses yeux les immenses pouvoirs d’un président à la fois chef de l’État et chef de l’Exécutif ne sont rien si, en contrepartie, ces pouvoirs s’arrêtent à la frontière du Parlement. Or, aux États-Unis, le Parlement vote seul la loi et la loi s’impose à tous, y compris au président qui, hors un veto temporaire, n’a que la ressource de s’incliner puisqu’il ne dispose pas du droit de dissolution et ne peut en appeler au peuple. Rien de pire pour un candidat au pouvoir absolu. Mieux valait dès lors se rabattre sur une Constitution anodine du type de celle dont il achevait de se défaire, quitte à placer aux bons endroits un mécanisme original capable de gripper ou de faire sauter la machine quand les circonstances le permettraient. En répondant au désir général d’une plus grande stabilité gouvernementale, d’un frein à l’anarchie parlementaire, d’une plus exacte répartition des tâches entre ceux qui votent la loi et ceux qui la mettent en œuvre, il s’assurait commodément une solide popularité. Mais en bornant ces réformes à un simple aménagement des pouvoirs il ménageait la susceptibilité des partis qu’il ne souhaitait pas s’aliéner avant l’heure. C’est pourquoi la Constitution, résultat d’un compromis, apparut à la majorité des démocrates comme une chance inespérée qu’il eût été fou de ne pas saisir. Quatre-vingts pour cent des Français l’approuvèrent, convaincus d’avoir enfin trouvé, grâce à de Gaulle, la pierre philosophale qui changerait en pur métal le médiocre alliage d’antan. Peu nombreux furent ceux qui comprirent que le coup d’État auquel la France croyait avoir échappé venait à peine de commencer et que l’homme qu’elle louait d’avoir restauré la loi dans sa souveraine grandeur n’aurait de cesse qu’elle ne soit à sa merci.
Alors ne restera debout, face au peuple abusé, qu’un monarque entouré de ses corps domestiques
Car qu’est-ce que le gaullisme depuis qu’issu de l’insurrection il s’est emparé de la Nation ? Un coup d’État de tous les jours. La Constitution, ce chiffon de papier qui porte la signature de 18 millions de Français, de quelle main impatiente le général de Gaulle n’arrêtera-t-il pas de la froisser ! D’abord il s’emparera corps et biens du pouvoir exécutif et réduira le gouvernement à la fonction d’un agent subalterne. Ensuite il isolera le Parlement dans un ghetto d’interdits, il lui ôtera les trois quarts de sa compétence législative, il lui arrachera la quasi-totalité de sa compétence constitutionnelle et, pour achever l’ouvrage, il le livrera aux risées d’une propagande totalitaire en faisant moquer ses sursauts impuissants. Enfin il se débarrassera des derniers contrôles importuns qui risquaient de gêner sa marche vers l’absolutisme : Conseil constitutionnel qu’une poignée d’avoine fera rentrer à l’écurie ; Conseil d’État qu’on musellera ; magistrature qu’on évincera. Alors ne restera debout, face au peuple abusé, qu’un monarque entouré de ses corps domestiques : nous en sommes là.
Le Coup d’État permanent © Plon, 1964
« Toute réforme impopulaire génère un choc des légitimités »
Jean Garrigues
Pour l’historien Jean Garrigues, la crise actuelle porte à son apogée la déconnexion entre la légitimité institutionnelle et la légitimité, plus impalpable, de la souveraineté populaire.
[Caligula]
Robert Solé
Mes chers compatriotes, je vous ai compris.
(Applaudissements, cris, chants. « On â ga-gné ! On â ga-gné ! »)
Attendez. J’ai compris que vous n’aviez pas compris la nécessité de cette réforme des retraites qui est pourtant vitale…
Qui est le peuple ?
Stéphanie Roza
La philosophe et chargée de recherche au CNRS Stéphanie Roza analyse le concept de « peuple », de l'Antiquité à la Commune de Paris.