Sans doute un article sur la révision de la Constitution paraîtra d’un intérêt bien secondaire aux yeux des acteurs des troubles actuels, que nous sommes toutes et tous, que ce soit en notre qualité de manifestants actifs ou de citoyens atterrés par la tristesse des images. Celles des députés s’insultant, celles de la rue s’embrasant, celles d’un pays paraissant souffrir dans sa chair républicaine. Pourtant, il faut se souvenir, pour mieux le réaliser, que le texte aussi bien fondateur qu’ultime (ce qui n’empêche sa modification) de la Ve République, appartenant à chaque personne vivant sur ce territoire considéré comme l’un des plus beaux du monde, est la Constitution. Or la classe politique, mais aussi nous, les intellectuels, nous avons échoué dans cette pédagogie qui pourrait offrir un sentiment de protection et de grand orgueil à chacun. La plupart des Français ne considèrent pas ainsi la Constitution. Et quand on leur explique que le recours au célébrissime « 49.3 » est tout à fait « constitutionnel », il est difficile d’œuvrer pour sa popularité.

Parmi les principes cardinaux qui sous-tendent et justifient la Constitution figure celui de la séparation des pouvoirs. Lequel jouit peut-être de la plus belle formulation dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. » Héritier du splendide livre XI de L’Esprit des lois de Montesquieu, cet article 16 doit être interprété bien plus comme la recherche de l’équilibre des pouvoirs que celle de leur séparation, qui n’existe strictement nulle part. Tout comme ladite séparation n’a de sens que si elle est horizontale (équilibrer les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire) mais aussi verticale (équilibrer les pouvoirs entre le centre et la périphérie). L’actualité prouve que, dans de très nombreux domaines, notre Constitution pèche par un défaut d’équilibre(s). Notamment au sujet du rapport entre l’État et les collectivités territoriales.

Mieux répartir les pouvoirs entre l’exécutif et les acteurs territoriaux n’enlève rien à la force du premier

Mieux redistribuer les pouvoirs entre les deux échelons fait partie des urgences constitutionnelles qui furent concrétisées dans un projet de loi constitutionnelle de 2018. Lequel prévoyait notamment la possibilité pour les collectivités territoriales de déroger aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent leurs compétences. Mais l’ouvrage s’est éclipsé face à des événements exogènes (l’affaire Benalla puis une pandémie mondiale). Il n’est pas paradoxal d’affirmer qu’une urgence peut perdurer. Et il n’y a pas que la situation en Corse – territoire devenu sujet de négociations entre les élus insulaires et le ministère de l’Intérieur – qui justifie la recherche d’un meilleur équilibre. Ce sont toutes les collectivités territoriales qui réclament plus de liberté, plus de dialogue avec l’État, en un mot, moins de verticalité, notamment les présidents de région qui furent, au zénith de la crise pandémique, les vrais capitaines dans la tempête.

Rester sourd à l’évidence de la nécessaire décongestion verticale du pouvoir, c’est entretenir l’ancienne vision de ce dernier comme force centrifuge. Mieux répartir les pouvoirs entre l’exécutif national et les acteurs territoriaux n’enlève rien à la force du premier. Au contraire, elle le renforce en le rendant politiquement plus légitime, et juridiquement plus efficace. Réviser la Constitution pour adoucir la verticalité ne serait que la continuité logique de l’application d’un principe qui s’y trouve déjà depuis 2003 : la subsidiarité. En vertu de ce dernier, les collectivités territoriales ont vocation à prendre les décisions qui peuvent le mieux être mises en œuvre à leur échelon. Ne pas admettre qu’un élu local d’un territoire « spécifique », si différent d’un autre (confer l’image du nombre de fromages utilisée par l’un des orfèvres de notre Constitution) sait mieux qu’un technocrate de l’Élysée ce qui est « bon » pour ses administrés relève d’une autoritaire surdité. C’est une évidence géographique, historique, sociologique, démocratique, que le droit ne demande qu’à épouser pour mieux l’encadrer. Rien ne s’oppose à cette évolution.

D’un meilleur équilibre vertical des pouvoirs naîtra une meilleure gestion de la vie quotidienne des Français

Concrètement, celle-ci pourrait prendre la forme de ce qu’il convient de nommer la différenciation des normes. Laquelle existe déjà dans une certaine mesure pour l’outre-mer mais n’a strictement rien à voir avec la différenciation des compétences. Dans le premier cas, on offre aux collectivités territoriales de la métropole le pouvoir d’adapter les normes nationales aux contraintes et spécificités locales. Ce qui apparaît comme une révolution pour les âmes centralisatrices relève du bon sens pragmatique. Dans le second cas, on permet à une collectivité territoriale d’une catégorie d’exercer une compétence que n’ont pas les autres.

La différenciation des compétences a été introduite dans une loi de février 2022, dite loi 3DS. Celle des normes ne peut pénétrer notre droit que par une révision de la Constitution, s’agissant d’une dérogation à l’application de la loi de portée générale. Devraient s’y ajouter deux éléments : un allégement des procédures pour les départements d’outre-mer, qui souffrent de l’usine à gaz que représente ce droit d’adaptation, et l’autonomie de la Corse. Les trois volets étaient présents dans le projet de révision de 2018. L’actualité doit remettre sur le devant de la scène les deux premiers, et rehausser les exigences du troisième. Car entre-temps, les Corses ont voté à une écrasante majorité pour, non une décentralisation plus poussée, mais l’autonomie législative de la Corse. Laquelle voterait ses propres lois dans une série limitée de domaines, sans empiéter sur les compétences régaliennes de l’État.

La réforme territoriale n’est pas secondaire. Car d’un meilleur équilibre vertical des pouvoirs naîtra une meilleure gestion de la vie quotidienne des Français. Opposer encore un argument, non juridique, mais culturel à cette évolution (un jacobinisme confinant au bonapartisme) relève de la schizophrénie institutionnelle. 

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