Les Ukrainiens font l’expérience de la guerre au quotidien. L’issue de cette dernière est encore beaucoup trop incertaine pour qu’ils se projettent dans l’avenir. Ils vivent dans une sorte de parenthèse qui s’est ouverte le 24 février – on ne précise jamais l’année, 2022, car cela va de soi – et dont on ne peut pas vraiment imaginer la fin. Un philosophe ukrainien comparait récemment cette situation au fait de lire un roman sans en connaître le dénouement et sans savoir si l’on est plus proche du début ou de la conclusion.

Mais si les Ukrainiens n’ont pas l’avenir en tête, ils pensent tout de même aux traces qui vont rester de ce conflit, à la mémoire des exactions commises par les Russes et au souvenir de ceux qui ont péri pour défendre leur pays.

Cela passe notamment par des initiatives populaires : chaque bombardement sur des habitations est, dans les villes, commémoré par des photos, des fleurs, des autels spontanés aménagés par les citoyens. Chaque centre-ville d’Ukraine comporte aussi désormais sa propre « Allée des héros », avec de grands portraits de combattants, pour honorer ceux qui sont tombés au combat. Elles sont sans cesse réaménagées, en raison du nombre toujours grandissant de victimes. En résultent des sortes de panthéons populaires qui font écho aux carrés militaires érigés dans les cimetières. On peut aussi prendre l’exemple de ce soldat ukrainien fusillé par des militaires russes après avoir clamé : « Gloire à l’Ukraine ! » La vidéo de son exécution a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux, si bien qu’il s’est transformé en martyr. On lui a même érigé à Kiev une statue de cire qui a soulevé des débats : à propos de son réalisme et de son emplacement à proximité d’un hôpital de guerre, notamment. Toute la question est de savoir comment on commémore en temps de guerre, et la trace que l’on veut laisser du conflit dans l’espace public, pour la postérité.

Le récit sur le conflit est un enjeu de taille, parce que cette guerre est, pour l’Ukraine, existentielle


La mémorialisation des lieux des exécutions de masse par les soldats russes dans les territoires occupés en 2022 est également cruciale. Elle est balbutiante à Izioum, dans la région de Kharkiv, où un charnier a été découvert au moment de la libération de la ville. De nombreux bâtiments détruits trônent encore dans le centre de la ville qui est à 50 kilomètres du front et qui a été, une nouvelle fois, mortellement frappée le 4 février dernier. À Boutcha, situé à 50 kilomètres au nord de Kiev, sur les lieux de découverte d’un charnier fin mars 2022, un monument a déjà été installé. Mais la question se pose de savoir ce que l’on fera de certains lieux de mémoire lors des reconstructions.

Le récit sur le conflit est un enjeu de taille, parce que cette guerre est, pour l’Ukraine, existentielle. Il s’agit pour les Ukrainiens de la première grande guerre d’indépendance, une guerre d’émancipation, faite en leur nom propre. La Seconde Guerre mondiale ne leur « appartient » pas réellement en tant que nation, car elle a été menée alors que le pays faisait partie de l’Union soviétique. Et il apparaît très clairement que les Ukrainiens veulent faire reconnaître la guerre russo-ukrainienne comme une guerre d’importance historique. 

Quelques exemples : l’Ukraine ne dispose pas à ce jour de cimetière national militaire. Un projet d’« Arlington ukrainien » est en cours de réalisation, du nom du cimetière américain dont il s’inspire, lequel a été aménagé après la guerre de Sécession pour honorer les militaires défunts. C’est une manière d’inscrire cette guerre dans la durée et d’en faire, à l’avenir, un symbole de la construction nationale.

Depuis l’invasion russe à grande échelle, l’Ukraine tente de rompre avec son statut d’« objet » de l’histoire


Un autre exemple significatif est celui du musée national d’Histoire de l’Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale, créé à Kiev en 1974 en tant que musée national de l’Histoire de la Grande Guerre patriotique de 1941-1945, et qui se fait désormais appeler le musée de la Guerre. Il traite de la guerre en cours qui devient, en quelque sorte, le point de départ du récit sur les guerres passées. Le 8 mai 2022, immédiatement après la désoccupation de la région de Kiev, a été montée une première exposition sur le conflit, intitulée Ukraine‑Crucifixion, qui met en scène des objets récupérés dans les zones occupées, des témoignages de la violence de l’occupation russe et de la résistance ukrainienne et la reconstitution d’un abri. Cette exposition est devenue un passage obligé des délégations étrangères en visite dans le pays.

Depuis l’invasion russe à grande échelle, l’Ukraine tente de rompre avec son statut d’« objet » de l’histoire – envahie, découpée à plusieurs reprises – pour en devenir un acteur à part entière. À travers la mise en récit de cette guerre d’indépendance, elle affirme aussi sa volonté de s’inscrire, une bonne fois pour toutes, dans le concert des nations, de revendiquer son existence en tant que pays libre. C’est l’enjeu, présent et futur, de toute l’activité mémorielle qui se déploie autour d’une guerre encore en train de se dérouler. 

 

Conversation avec LOU HÉLIOT

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