Professeure et directrice du département de science politique à la faculté Barnard de l’université Columbia, aux États‑Unis, spécialiste de la construction et du maintien de la paix, cette chercheuse franco-américaine a collaboré avec des agences humanitaires et de développement en Afghanistan, au Kosovo, en République démocratique du Congo, au Nicaragua et en Inde. Dans Sur les fronts de la paix, publié en anglais en 2021, elle critique l’« industrie » de la paix, ses interventions lourdes et ses investissements massifs, tout en plaidant pour l’implication des simples citoyens locaux dans les processus de paix.

 

Fidèles à la doxa de Paix & Cie, les diplomates américains et les fonctionnaires des Nations unies se sont attachés à négocier des traités de paix entre le gouvernement et les chefs de guérillas, et à étendre la présence de l’État sur l’ensemble du territoire. Ils ont dépensé des sommes considérables à cette fin : plus de douze milliards de dollars depuis 2000. Or, malgré ces différents accords signés en 1992, 2006 et 2016 – les deux premiers ayant été appliqués avec succès –, la paix n’est toujours pas gagnée. De nombreux groupes d’insurgés sont aujourd’hui encore actifs, les forces gouvernementales et les paramilitaires violent régulièrement les droits de l’homme et beaucoup de zones rurales restent soumises à des violences importantes. Ce triste échec d’une intervention descendante ne vous surprend probablement pas. Mais il y a autre chose, plus inédit et plus réjouissant : pendant des décennies, dans tout le pays, des dizaines de communautés différentes ont trouvé des moyens de vivre hors des conflits.

[…] J’ai choisi de me concentrer sur celle de San José de Apartadó, parce que c’est un village situé dans la région d’Urabá, l’une des plus violentes du pays.

S’y rendre n’a rien d’une promenade de santé. Il faut passer par Medellín, la capitale régionale, populeuse et congestionnée, mais si verte que les Colombiens la surnomment « la ville des fleurs » et « la ville du printemps éternel ». De là, un petit avion vous porte jusqu’au minuscule aéroport d’Apartadó, une bourgade pauvre, grise, éloignée et si bien protégée par les montagnes et la jungle que le gouvernement colombien – tout comme autrefois les colonisateurs espagnols – a toujours eu du mal à la contrôler. Aujourd’hui, ce sont les groupes paramilitaires et les trafiquants de drogue qui s’imposent dans la région. Depuis Apartadó, vous empruntez une route de terre délabrée qui grimpe la montagne et fait souffrir la voiture. Et après une heure de cahots dans un paysage de bananiers, de feuillage dense et de hameaux endormis, vous tombez sur une clôture qui délimite la zone de paix. […] Il a fallu deux voyages, plus de trois mois de discussion et des dizaines de lettres d’introduction (par des collègues et des amis, et par des amis de collègues et des amis d’amis) pour que je puisse enfin entrer dans la zone de paix. Les habitants de ce territoire protégé sont si méfiants à l’égard des étrangers qu’ils ont dû se réunir entre eux pour examiner mes documents – la copie de mon passeport et la présentation de mes recherches –, discuter de mon cas et voter afin de savoir s’ils m’autoriseraient ou non à leur parler. […]

« À première vue, la zone de paix ne montre rien de spécial »


Lorsque j’ai enfin obtenu le droit d’entrer, j’ai été déconcertée : à première vue, la zone de paix ne montre rien de spécial. Ce n’est qu’un groupe de petites maisons de bois ou de béton, lové dans la verdure d’une végétation touffue, qui ressemble aux villages environnants. […] Toutefois, deux choses m’ont frappée. La première était une grande prairie verte cernée d’une structure de bois percée de trous semblables à des niches de pigeons. Une multitude de pierres blanches de la taille d’une tête étaient disposées sur l’herbe selon un motif complexe. Sur chacune de ces pierres – plus de 300 au total – était inscrit le nom d’un membre de la zone de paix tué au plus fort de la violence, à la fin des années 1990 et dans les années 2000. […] L’autre élément qui vous saute aux yeux en visitant l’enclos est ce panneau cloué sur un tronc d’arbre juste derrière l’entrée. Les principes fondamentaux de la communauté de paix de San José de Apartadó y sont fièrement affichés. Des principes que chaque membre a juré de respecter sous peine d’être expulsé de la zone de paix et qui sont la clé de la relative sécurité actuelle :

 

Les membres s’engagent librement à :– 
participer aux travaux communautaires

– 
ne pas tolérer l’injustice ni l’impunité des actes

– 
ne pas accepter de réparations individuelles pour les victimes

– 
ne pas planter de cultures illégales

– 
n’échanger des informations avec aucune des parties en conflit

– ne pas porter d’armes

– ne pas boire d’alcool

– 
ne pas participer à la guerre directement ou indirectement.

 

Il faut reconnaître que ces principes ne rendent pas les habitants de la zone de paix particulièrement populaires. Les villageois environnants les trouvent « un peu coincés », et les groupes armés qui parcourent la campagne détestent qu’une bande de paysans ose leur tenir tête. Les autres résidents de la région sont plus dociles avec les combattants : ils leur fournissent des informations, les hébergent, les nourrissent, et leur versent de l’argent pour être protégés… N’empêche : ces principes fonctionnent. Pas parfaitement, mais suffisamment pour assurer la paix et la sécurité.

Ce ne sont pas les représentants officiels de la zone de paix qui m’ont le mieux expliqué les tenants et aboutissants de ces règles, mais Antonia et Luis, deux dirigeants de l’association des agriculteurs d’un village voisin, une sorte de syndicat de gauche qui lutte pour le développement et les droits de l’homme. Je les ai rencontrés, ainsi qu’un groupe de leurs collègues, lors de mon premier voyage dans la région. […] Ils m’ont expliqué que la principale raison d’être de la zone de paix est de protéger ses membres. Pour y parvenir, ses résidents ne coopèrent pas avec les parties en conflit, pas même pour leur vendre des sodas. Ils ne cultivent pas la coca, une plante largement semée sur les terres alentour contrôlées par les paramilitaires, puisqu’elle sert à produire la cocaïne. Ils ne permettent pas non plus aux soldats ou aux guérilleros de rester sur leurs territoires. Ils demeurent neutres et non armés ; lorsque des combattants tentent de leur soutirer des informations, ils jouent les muets et prétendent ne rien savoir. Quand les rebelles ou les paramilitaires s’énervent et menacent des membres de la communauté, ils veillent à ne jamais laisser ces derniers seuls et isolés. Ils travaillent en groupes nombreux dans les champs et se font parfois accompagner d’étrangers dans l’espoir de faire réfléchir à deux fois les soldats qui voudraient les attaquer.

 

« Ces principes fonctionnent. Pas parfaitement, mais suffisamment pour assurer la paix et la sécurité »

 

Les pacifistes de San José de Apartadó ont également appris, à leurs dépens, qu’ils devaient s’abstenir de participer aux débats politiques. Il fut un temps où ils dénonçaient les problèmes publiquement. « Mais, m’a expliqué Luis, à chaque fois qu’ils le faisaient, quelqu’un était tué. » D’où le jardin du mémorial et ses 300 pierres blanches. Pire encore, le gouvernement ne réagissant pas aux meurtres et aux exactions signalés, la communauté, frustrée, refuse désormais toute interaction avec les institutions publiques. Elle a même créé sa propre école, avec ses propres programmes qui enseignent aux enfants les principes fondamentaux de la zone de paix, comme la solidarité et l’amour de leur terre et des autres résidents.

Les habitants de la zone de paix ne renient pas la Colombie en tant que pays, ils arborent d’ailleurs fièrement le drapeau national qui flotte au milieu de l’enclos, juste à côté de l’emblème de leur communauté. Mais, comme ils me l’ont dit, ils ne croient pas aux institutions ni au gouvernement actuel. Ils préfèrent construire leur paix en dehors de l’État et malgré sa constante opposition. C’est là une différence frappante avec le Somaliland.

En dépit de ces initiatives, la violence n’a jamais complètement cessé dans la région de San José de Apartadó et les habitants craignent toujours pour leur vie : ils m’ont dit recevoir des menaces de mort pratiquement chaque semaine. Toutefois, le nombre de meurtres et d’incursions armées a diminué depuis la création de la zone de paix et l’extension de ses principes fondamentaux. Aujourd’hui, les résidents s’y sentent plus en sécurité qu’ils ne l’ont jamais été à l’extérieur. Beaucoup de ceux qui ont perdu leur famille entière durant des décennies de violence y ont trouvé de nouveaux « frères ». Des gens qu’ils aiment, qui leur prêtent attention et qui seront là pour eux en cas de besoin. 

 

Séverine Autesserre, Sur les fronts de la paix : guide de l’activiste pour un monde nouveau, traduit de l’anglais par Stanislas de Haldat © Éditions de la Maison des sciences de l’homme, collection « Interventions », 2023

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