À qui profite la paix ?
Temps de lecture : 7 minutes
Quels sont les bénéfices économiques de la paix ?
Parlons d’abord, par opposition, des coûts de la guerre. Prenons la Russie : nous pouvons avoir l’impression que les Russes arrivent à surmonter le coût de la guerre menée en Ukraine, et même que celle-ci pourrait être bénéfique puisque leur taux de croissance, en 2024, était de l’ordre de 4,1 %. Mais cette croissance économique est illusoire : fonctionnant sur l’effort de guerre, qui demeure exceptionnel, elle se traduit par l’investissement de grandes quantités d’argent dans l’achat de matériel militaire, ce qui crée certes de l’activité économique, mais une activité spécialisée dans un domaine précis. De plus, il n’est pas certain que ce que l’on a investi pour les besoins des armées, de manière directe ou indirecte, ait une utilité dans le domaine civil plus tard. C’est une croissance dont les effets sur le long terme se traduiront au contraire par un déficit de croissance pour l’économie russe, faute d’investissements dans les infrastructures et l’éducation, de même que par une réduction du bien-être de la population.
À qui cette croissance de guerre profite-t-elle ?
C’est justement le problème : la croissance liée à l’effort de guerre est très inégalement répartie en termes de secteurs d’activité. Il y a alors un effet d’éviction : les ressources n’étant pas illimitées, l’activité civile se trouve évincée au bénéfice des activités en soutien des armées : les industries de logistique, d’agroalimentaire – pour nourrir les soldats, notamment –, d’armement, etc. Cela peut se traduire de manière très concrète : si l’on a besoin, dans un contexte de conflit, de composants électroniques ou bien d’acier, cela signifie que ces ressources vont être bien moins disponibles pour des usages civils. La construction d’immeubles nécessitant de l’acier est retardée, celle de machines à laver aussi, faute de microprocesseurs disponibles… La consommation privée s’en trouve bridée.
« En Russie, la croissance économique liée à la guerre est illusoire »
Quelles sont les conséquences économiques de la fin d’un conflit ?
On assiste à deux phases : tout d’abord, il faut reconstruire ce qui a été détruit, en mettant l’accent sur la construction immobilière. Cela bénéficie alors grandement à certains secteurs économiques, comme celui du BTP. Ce sera probablement le cas en Ukraine, après la guerre. Vient ensuite l’effet de basculement. En passant d’une économie de guerre – qui est souvent planifiée – à une économie de paix, des ressources auparavant accaparées par les besoins de la guerre seront attribuées à des secteurs créateurs de richesse et d’innovation au service de la population, par exemple des biens d’équipement ou de nouveaux services dans la formation, les loisirs ou la santé. On revient alors à un scénario typique d’une économie de marché dans laquelle les agents économiques (entreprises, individus…) peuvent échanger des biens, des services et des capitaux assez librement. Les signaux du marché peuvent guider l’allocation des facteurs de production vers leur meilleur emploi.
Les acteurs économiques peuvent-ils influer sur le cours d’un conflit ? Comment ?
Bien sûr, nous l’avons vu avec la guerre en Ukraine, lorsque des entreprises internationales, comme LVMH ou McDonald’s, se sont retirées de Russie, de manière plus ou moins volontaire. Refuser de travailler avec une partie en conflit est un moyen de faire ressentir les conséquences d’une invasion ou d’une agression militaire. Ainsi, entre 2008 et septembre 2014, l’entreprise française de cimenterie Lafarge [devenue depuis la première entreprise mise en examen pour crime contre l’humanité] avait fait couler beaucoup d’encre en choisissant de poursuivre ses activités en Syrie, payant alors des taxes et des laissez-passer aux groupes armés, dont les djihadistes. Aujourd’hui, la mise en place de nouveaux critères d’évaluation des actions des entreprises restreint largement ce type de comportements condamnables. Les critères ESG permettent ainsi d’évaluer les comportements et les actions des entreprises du point de vue environnemental, sociétal et de gouvernance. Si, en tant qu’entreprise, vous travaillez avec un pays sous embargo, vous pourrez avoir une très mauvaise note sur certains indicateurs ESG, ce qui conduira par exemple les banques à ne plus vous prêter d’argent, les investisseurs à se détourner de vous ou vos partenaires à ne plus travailler avec vous, car cela aurait un impact négatif sur leur propre note ESG. C’est une manière de responsabiliser les entreprises.
« Refuser de travailler avec une partie en conflit est un moyen de faire ressentir les conséquences d’une invasion ou d’une agression militaire »
Les sanctions économiques internationales, quant à elles, ont une certaine efficacité en pénalisant les pays ou des acteurs ciblés, en leur fermant des marchés, en les empêchant de s’approvisionner, de se financer, d’accéder à des moyens de paiement… Cependant, les études empiriques montrent que les sanctions ont un impact limité, car elles ne sont pas appliquées par tous les pays, et que cet impact est décroissant au fil du temps, les sanctionnés trouvant des moyens de contournement ou des solutions de remplacement.
A contrario, sur quoi repose une économie de la paix ?
Elle consiste essentiellement à ne pas détourner les moyens économiques vers des activités jugées inutiles ou destructives, comme l’armement, mais à les consacrer plutôt à l’amélioration des infrastructures en place, à l’éducation, à l’innovation, afin de créer la potentialité d’une croissance économique durable à long terme et d’améliorer la qualité de vie des citoyens.
De quoi parle-t-on lorsque l’on parle d’« industrie de la paix » ?
Cela concerne plutôt la gestion des crises ou de la sortie de crise : les opérations de maintien de la paix de l’ONU, qui ont pour vocation d’organiser un dialogue entre les différents acteurs d’un conflit, les travailleurs humanitaires d’ONG, les diplomates… Il est difficile d’évaluer l’importance économique de ces acteurs, mais leurs financements sont beaucoup moins notables que ceux des acteurs militaires. À titre d’exemple, le budget des opérations de maintien de la paix des Nations unies représentait 5,6 milliards de dollars pour 2024-2025, tandis que le Stockholm International Peace Research Institute évaluait les dépenses militaires mondiales en 2023 à près de 2 500 milliards de dollars. Il est évident que davantage de moyens sont alloués au secteur militaire qu’à la construction et au renforcement de la paix. La récente décision de Trump de démanteler l’Usaid, l’agence américaine pour le développement international, va malheureusement dans ce sens. Or, l’industrie de la paix suppose aussi une économie de restauration de la paix, c’est-à-dire des acteurs économiques, États ou entreprises, qui investissent dans la reconstruction des pays en situation de conflit. C’est ce qu’ont fait les États-Unis en 1948 avec le plan Marshall, qui visait à accorder des prêts aux pays européens pour leur reconstruction, et à leur éviter ainsi de basculer dans le communisme. Il s’agissait, d’une certaine manière, de jeter les bases économiques et sociales de la stabilité dans les pays d’Europe de l’Ouest. Aujourd’hui, l’ONU estime qu’il faudra 53 milliards de dollars pour reconstruire la bande de Gaza, après plus d’un an de guerre.
« Ces dernières [les entreprises privées] n’aiment pas les risques et les incertitudes liés aux situations de conflit »
Certains acteurs peuvent-ils trouver intéressant, d’un point de vue économique, de retarder le processus de paix ?
Oui. Les travaux de l’économiste britannique Paul Collier, spécialiste en économie des conflits, sont éclairants en ce sens. Il parle d’« équilibre du conflit », c’est-à-dire d’un moment où la perpétuation du conflit peut se révéler avantageuse pour certains groupes. Si vous êtes issu d’un milieu très pauvre ou marginalisé et que votre force militaire vous a donné l’ascendant sur une région lors d’un conflit, cela vous a conféré un certain pouvoir, une certaine richesse. Ou encore, si vous êtes un paysan pauvre de République démocratique du Congo et que le conflit en cours vous a permis de prendre le contrôle d’une mine, un retour à la paix sera beaucoup moins intéressant économiquement pour vous. Mais au-delà d’individus particuliers, cette analyse est difficilement généralisable. On aurait tort de penser que des entreprises privées profiteraient d’un contexte de guerre : ces dernières n’aiment pas les risques et les incertitudes liés aux situations de conflit. Les entreprises d’armement occidentales sont également très contrôlées et ne peuvent pas livrer du matériel militaire à des groupes insurrectionnels. Mais cela ne vaut pas pour tous les pays : depuis le début de son invasion de l’Ukraine, la Russie a développé son industrie d’armement en réactivant des entreprises de l’époque soviétique, situées dans l’Oural, région marquée par la désindustrialisation et la paupérisation. Ces entreprises ont tout intérêt à ce que la guerre continue.
Propos recueillis par EMMA FLACARD
« L’Ukraine nous protège d’une Troisième Guerre mondiale »
Timothy Snyder
L’historien américain Timothy Snyder, spécialiste de l’Europe centrale et orientale, déconstruit la mythologie européenne pour mieux nous aider à prendre la mesure de ce qui se joue dans la guerre en cours en Ukraine.
[Après-guerres]
Robert Solé
CHAQUE guerre a ses mérites, chantait Brassens, qui ne cachait cependant pas son penchant pour celle que l’on qualifie de « Grande »...
À qui profite la paix ?
Renaud Bellais
Quoi qu’on en dise, peu d’États et d’entreprises tirent véritablement avantage des situations de guerre : entretien avec l’économiste Renaud Bellais.