D’abord condamné pour parasitisme social, Joseph Brodsky est expulsé de Russie en 1972. Le poète sait qu’avec les combats ne finissent pas les malheurs. Pour vaincre Troie, le sage Ulysse eut recours à la ruse. Mais comment interrompre chez les enfants le cycle de la vengeance ? 

 

Mon Télémaque,

               Cette guerre, à Troie,

est achevée. Qui a gagné ? – Qu’en sais-je…

Les Grecs, sans doute – seuls des Grecs ont pu

laisser loin de chez eux tant de cadavres…

Et cependant, la route qui ramène

à la maison s’est avérée trop longue –

Poséidon, pendant que nous perdions

le temps, je crois, a étiré l’espace.

J’ignore où je me trouve et ce qui est

devant mes yeux : une île pas très propre

avec buissons, bâtisses, porcs qui grognent,

jardin abandonné et une reine…

De l’herbe, des cailloux… Mon Télémaque,

les îles se ressemblent quand on erre

autant de temps, quand le cerveau commence

à s’emmêler en dénombrant les vagues,

quand l’œil, rougi par l’horizon, larmoie,

et l’ouïe se perd à la viande liquide.

Je ne sais plus qui a gagné la guerre,

je ne sais plus ton âge, mon petit.

Grandis mon Télémaque, il faut grandir ;

seuls les Dieux savent quand nous nous verrons.

Et tu n’es plus ce nourrisson, déjà,

devant lequel j’ai arrêté les bœufs.

Sans Palamède, nous serions ensemble…

Peut-être, au fond, n’a-t-il pas tort : sans moi,

tu es sauvé des passions d’Œdipe –

tes rêves, mon petit, sont innocents.

 

Traduit par André Markowicztiré de Poésie russe : anthologie du xviiie au xxe siècle présentée par Efim Etkind © La Découverte-Maspero, 1983

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