Pour que la Syrie respire…
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On dit souvent que la guerre en Syrie a commencé il y a quatorze ans. En réalité, elle écrase notre pays depuis bien plus longtemps que cela. Tout a commencé en 1963, lorsque le parti Baas est arrivé au pouvoir, il a décrété l’état d’urgence, et a instauré un régime dictatorial qui a interdit toute liberté d’expression et emprisonné une population entière. Dans les années 1980, ce régime a commis des massacres d’envergure à l’encontre des minorités, notamment religieuses. Toute cette période a été marquée par des épisodes de violence, de censure et d’arrestations de masse. On a cru que cette guerre contre la population allait prendre fin en 2011, lorsque les Syriens se sont soulevés contre le régime et ont revendiqué le droit à la citoyenneté, le droit de construire, enfin, un pays démocratique. Malheureusement, le rêve a rapidement tourné au cauchemar avec l’intervention des islamistes, qui ont utilisé les armes et se sont servis de cette révolution pour imposer leur propre agenda. La population syrienne s’est retrouvée prise en tenaille entre la peste et le choléra. Au fil des années, nous nous avons été plongés dans une guerre civile entre les communautés religieuses d’un côté, la population et le régime de l’autre. Pour ma part, je me suis échappé de Syrie en 2012, j’étais recherché par les services de renseignement du régime d’Assad. J’ai obtenu l’asile, puis la nationalité française – désormais j’écris et je travaille en français. Depuis ce moment, je fais un cauchemar récurrent. Je suis de retour en Syrie, dans un quartier de Homs. Je suis à la fois très heureux d’y être, mais aussi absolument terrifié, étouffé, car je n’ai pas mes papiers, et je risque d’être arrêté à n’importe quel moment.
Quand je me suis réveillé le matin du 8 décembre 2024, tout avait changé : le goût du café, le goût de l’eau, de l’air
En décembre 2024, je n’ai, comme tous les Syriens du monde entier, pas beaucoup dormi. Nous passions des nuits entières les yeux rivés aux informations qui nous parvenaient sur l’inimaginable offensive contre le régime d’Assad. Je me suis finalement assoupi quelques heures, et quand je me suis réveillé le matin du 8 décembre 2024, tout avait changé. Le goût du café, le goût de l’eau, de l’air. Comme si j’avais enfin déposé la montagne que je portais sur mes épaules, comme si je me réveillais d’un très long cauchemar. C’était la première fois en treize ans que je respirais aussi profond. Mes amis syriens et moi avons passé une semaine entière à pleurer, des larmes de joie. Je n’avais qu’une seule idée à l’esprit : quand allais-je pouvoir revenir, après toutes ces années d’exil ? Le Boucher de Damas était parti, le barrage qui m’empêchait de revenir était détruit. Pour autant, ce n’était pas simple d’y aller, de revoir la Syrie ruinée, de revoir ma mère changée. Après treize ans d’absence, j’étais un nouveau Omar. Mais dans ma tête, la Syrie était encore celle de 2012. Quel choc m’attendait sur place ?
Au moment où j’y ai posé le pied, le 10 janvier dernier, j’avais envie de voler : c’était la première fois de ma vie que je voyais la Syrie réellement libérée de la présence d’Assad. Plus la moindre photo, le moindre portrait officiel. Pour autant, cette Syrie n’est pas vraiment libérée : la pauvreté, la censure, la guerre écrasent les bâtiments autant que les êtres humains. Les Syriens ont tant changé pendant ces années de guerre. Ils sont fatigués, crevés, y compris, et surtout, la nouvelle génération. Les jeunes ont grandi dans la guerre, ils ont passé leur enfance et leur adolescence sans rien connaître d’autre. Ils ne souhaitent qu’une chose : partir. Ils ont l’impression que ce pays ne leur a rien donné d’autre que la violence et les traumatismes.
J’ai passé deux semaines avec des émotions contradictoires. D’un côté, des scènes de liesse, de joie folle, de chants et de danses et, de l’autre, la colère, la fatigue, et surtout la peur, la peur terrible pour la suite. À ce stade, on craint toujours pour l’avenir. On n’a pas confiance dans le nouveau gouvernement, non seulement à cause de leur passé djihadiste, mais aussi à cause de ce qui se déroule actuellement sur le terrain : on recense beaucoup de crimes, de violences, notamment à l’encontre des minorités alaouites et chrétiennes.
La fin des bombardements ne signifie pas la fin des peurs
La Syrie est encore loin de sortir de la guerre. La fin des bombardements ne signifie pas la fin des peurs et des réflexes hérités des années de conflit. Il faudra au moins une génération pour que le pays respire, retrouve une sorte de stabilité, pour construire ce que l’on appelle la citoyenneté, ce sentiment d’appartenance à un territoire que les Syriens ont perdu depuis si longtemps. Pour cela, il faut de la justice. De la justice pour les crimes du régime Assad et sa mafia, de la justice pour les crimes en train de se produire. C’est le seul moyen d’éradiquer la violence. La guerre se terminera réellement lorsque l’on aura reconstruit un état de droit en Syrie. Et cela passera par la garantie de la justice et de la liberté d’expression. Ce n’est malheureusement pas le cas actuellement, mais j’ai bon espoir. Si nous avons réussi à nous débarrasser d’Assad, avec tous ses réseaux, sa force, après toutes ces décennies d’horreur, le prochain adversaire n’a qu’à bien se tenir. On n’a pas payé un demi-siècle de la vie de notre pays pour accepter à nouveau une tyrannie. En tout cas, depuis la chute d’Assad, mon cauchemar récurrent a disparu.
Conversation avec LOU HÉLIOT
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